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Les critiques de Bifrost

L'Athée du grenier - suivi de racisme et science-fiction

L'Athée du grenier - suivi de racisme et science-fiction

Samuel R. DELANY, Terry BISSON, (non MENTIONNÉ)
GOATER
172pp - 14,00 €

Bifrost n° 102

Critique parue en avril 2021 dans Bifrost n° 102

Samuel R. Delany qui appartenait à la Nouvelle Vague américaine, fut publié en France entre 1971 et 1984, puis disparut. Son énorme roman, Dhalgren (1975) ne trouva sous nos latitudes personne pour se risquer à le publier, ni Robert Louit, ni Gérard Klein, ni les éditions OPTA qui, tous, l’avait accueilli auparavant. Delany est un excellent styliste, ses livres sont complexes, voire carrément difficiles pour les plus récents. Delany est de « gauche » mais n’a rien à voir avec la gauche prolétarienne ni avec ce que les écrivains soviétiques non dissidents pouvaient bien alors écrire. Sa gauche était en avance de deux générations  : bobo, politiquement correcte, féministe, pro-gay, artiste, anti-raciste, et aurait pu être végane ou écologiste. Après la publication de « La Fosse aux étoiles » chez Denoël dans la collection « Étoile Double », il n’y eut plus rien jusqu’en 2006 et la publication de Hogg, roman hors genre proche de Vice Versa, chez Laurence Viallet. En 2008, Bragelonne sortit un gros omnibus : Les Chants des étoiles, rassemblant les space opera de Delany… En somme, 36 ans depuis le dernier inédit SF.

Et voici, en 2020, L’athée du Grenier. Eh bien, la disette va durer : ce n’est ni de la science-fiction ni même de l’imaginaire. C’est de la littérature mimétique. La novella est constitué d’une partie d’un journal apocryphe du génial philosophe et mathématicien allemand du XVIIe siècle, Wilhelm Gottfried Leibnitz, qui inventa la première machine à calculer et le calcul binaire. Ce journal raconte le séjour que Leibnitz fit pour affaires en Amsterdam en 1676 et le court voyage qu’il fit à La Haye durant ce temps pour rendre visite au philosophe juif Baruch Spinoza.

Les cinq premiers chapitres font état de son arrivée à Amsterdam et des préparatifs de son voyage à La Haye. Le chapitre 6 constitue le morceau de bravoure, racontant la rencontre avec Spinoza. Les derniers chapitres sont consacrés à son retour à Amsterdam et aux réflexions que lui ont inspirées la rencontre.

Contrairement aux assertions en quatrième de couverture, nulle tension ni suspense dans ce texte et la rencontre, si elle est discrète, n’est nullement secrète car il semble qu’en ces temps Spinoza n’ait guère été en odeur de sainteté et ses écrits pour le moins sujet à controverses, voire sulfureux. Les deux hommes évoquent leur monde et le « Rampjaar », cette année 1672 calamiteuse pour les Provinces Unies en guerre qui virent des cas de cannibalisme dans les campagnes ainsi que des questions plus triviales de la vie quotidienne.

Sur le chemin du retour, Leibnitz poursuit sa réflexion sur les selles, les latrines, le lavage des sous-vêtements, la domesticité et l’homosexualité, tout cela lié dans l’intimité. La question du lavage des dessous peut nous sembler pour le moins étrange mais au XVIIe siècle, ceux qui en portaient les faisaient laver par autrui, engendrant un rapport social des plus intimes qui mérite que l’on s’y interroge.

Dans ce journal apocryphe, Delany pastiche Leibnitz sans que je sache dire à quel point il y parvient. L’écriture recourt à des formes et tournures archaïques qui n’en rendent pas la lecture aisée. Écriture d’époque que Delany connait, mais jusqu’à quel point celle W. G. Leibnitz ? Il faudrait un expert du philosophe, ce que je ne suis nullement, pour le dire. De même, dans quelle mesure les questions évoquées ici auraient pu être celle de Leibnitz et Spinoza ou sont-elles celles de Delany, prêtées à ces personnages afin de leur conférer un relief particulier ?

L’article « Racisme & Science-Fiction » nous apprend que la science-fiction est un milieu raciste et accessoirement sexiste, où il y a bien trop de blancs et de mâles ; qu’il faudrait que ça change jusqu’à ce que les Afro-américains y représentent un taux d’environ 20% qui verra le déclenchement d’un conflit communautariste, celui-ci aboutissant à ce que les Afro-américains en viennent à avoir leurs propres congrès et conventions SF. Depuis la publication de l’article en 1998 aux USA, la SF a connu l’affaire des Sad Puppies (2013/2016), un groupe plutôt conservateur et non politiquement correct, en général décrit comme d’extrême droite, de suprémacistes blancs, militaristes et sexistes, qui firent campagne pour des listes de textes plus à leur goût. Delany insiste bien dans son article sur le fait que le racisme n’est pas ce que les Blancs veulent croire : ce ne sont pas que des violences, du mépris, des insultes, de la discrimination (ça l’est aussi). C’est que même les blancs qui prétendent ne pas vouloir être raciste le sont. Ainsi, placer à une table de dédicaces, Delany et Octavia Butler (écrivaine également noire), c’est du racisme, même si l’organisateur pensait bien faire. Si un blanc est amené à prendre toute décision administrative, organisationnelle, managériale ou autre concernant des personnes de couleur, il ne peut être que raciste. De même, si un blanc vote pour attribuer un prix à une œuvre de qualité d’un auteur afro-américain afin de donner de la visibilité au fait que la couleur de la peau n’est nullement un obstacle à la qualité, c’est encore du racisme…

Quant à l’interview, elle présente peu d’intérêt.

La novella ne concerne pas notre club ni les lecteurs de l’imaginaire. Elle présentera de l’intérêt à qui se passionne pour le XVIIe siècle, sa littérature, à sa pensée et à ses penseurs.

Jean-Pierre LION

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