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Les critiques de Bifrost

L'ancelot avançait en armes

L'ancelot avançait en armes

Alex NIKOLAVITCH
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
19,90 €

Bifrost n° 107

Critique parue en juillet 2022 dans Bifrost n° 107

Dans le prolongement d’un premier livre de fantasy historique paru il y a deux ans (Trois coracles cinglaient vers le couchant, critique dans le Bifrost n° 95), Alex Niko­­lavitch poursuit son travail de réappropriation de la geste arthurienne en s’intéressant cette fois à la figure de Lancelot. Loin du preux chanté par les poètes, l’aspirant héros à l’ascendance incertaine n’est encore qu’un jeune homme peu viril, timide, naïf, un chevalier « mal fait » sommé d’écrire sa propre légende en allant se mettre au service du roi de Bretagne. Le récit, explicitement d’apprentissage, est découpé en trois parties auxquelles correspondent à peu près trois moments dialectiques : la poursuite de la gloire, le sentiment du caractère provisoire de toute entreprise et de toute existence humaine, le dé­passement de l’héroïsme dans une nouvelle forme de grandeur, devenue acceptation de cette finitude.

Le livre s’attache donc, dans un premier temps, à déconstruire les enjeux du récit de for­mation en s’appuyant sur les failles du personnage principal et sur des rencontres (la guérisseuse, le géant irlandais, le vieux chef de guerre romano-britton) qui désacralisent la quête de renom ordinairement associée à l’imaginaire chevaleresque. Érigé en célébrité sur la foi d’un acte de bravoure factice (il a vaincu un adversaire réputé invincible sans se battre), l’ancelot (l’apostrophe et l’absence de ma­juscule sont signifiantes) ne se sent guère légitime, doute de sa valeur et de ses actes. L’auteur retourne ainsi l’idéal de noblesse et d’assurance du texte fondateur : il lui oppose un garçon touchant de fragilité qu’il dépeint en jeune inconscient courant aveuglément après les qualités qu’on lui prête. Chez Niko­lavitch, les protagonistes façonnent eux-mêmes, par maladresse ou par mensonge, les histoires qui en feront des exemples pour la postérité. Plus que l’influence d’hypothéti­ques forces surnaturelles tapies dans l’ombre, ne sont-ce pas de pareilles histoires, celles racontées par son père adoptif, lui-même ancien compagnon d’armes d’Uther, qui ont poussé l’ancelot à rechercher cette gloire dont le désir ne lui semble pas naturel, et dont la vanité est soulignée maintes fois par ses proches : « Que cherches-tu vraiment ? À te faire un nom ? À être chanté dans les siècles futurs ? » (p. 33) « Et dis-moi, mon jeune ami, qu’en as-tu retiré ? » (p. 82).

Ces interrogations forment le terreau sur lequel pousse le deuxième mouvement du livre, qui envoie l’ancelot dans un long et chaotique périple à travers les marais, au secours de la fameuse Guenièvre (qui n’est pas encore l’épouse de qui l’on sait). Si le vert est une couleur qu’on associerait volontiers à la jeunesse des héros, celui qui domine pourtant dans cette séquence ne renvoie pas au vivant, mais au contraire au pourrissement. Ici, la pourriture, la moisissure suintent de chaque page, indissociables d’une tension sexuelle souterraine. Le temps, le désir, la mort : manière pour l’auteur de renouer avec le motif, central dans son livre précédent, du mouvement général de croissance puis de décrépitude, de déréliction auquel sont sou­mis les êtres, les empires. Écrire son histoire implique aussi de se confronter à sa propre fin.

La dernière partie, qui convo­que franchement le surnaturel, est une variation sur tous les motifs précédents, qui débou­che sur une morale douce-amère : dans un monde où tous les êtres, humains ou féériques, sont voué au néant, la grandeur et le courage ne consistent pas à braver la mort, mais à l’accepter. C’est ainsi, seulement, qu’on peut vivre pleinement et accomplir son destin.

Du roman initial de Chrétien de Troyes, traversé par le thème du fin’amor, Nikolavitch n’aura conservé que quelques scènes, malicieusement détournées pour coller à son projet de réécriture, dans lequel l’amour cède le pas à la mélancolie, l’épique au symbolique, la fantaisie à l’histoire, et la vérité au mythe. L’efficacité de la narration et la facilité qu’à l’auteur de susciter une ambiance permettent au livre de dérouler une partition plutôt convaincante, dans laquelle se glissent néanmoins quelques fausses notes, en premier lieu la faiblesse de certains dialogues, de même que, s’agissant du contexte historique, une documentation parfois approximative. Si l’ensemble n’est pas révolutionnaire, il n’en reste pas moins d’une lecture agréable.

Sam LERMITE

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