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Les critiques de Bifrost

Kant chez les extraterrestres

Kant chez les extraterrestres

Peter SZENDY
MINUIT
156pp - 19,80 €

Bifrost n° 63

Critique parue en juillet 2011 dans Bifrost n° 63

Depuis quelques temps, on voit paraître un certain nombre d’essais consacrés à la philosophie dans son rapport à la fiction, et plus précisément à la science-fiction. Ainsi par exemple de Superheroes and Philosophy de Tom & Matt Morris chez Blackiebooks, que l’on aimerait voir traduit par chez nous, ou au Seuil Mon Zombie et moi de Pierre Cassou-Noguès, qui nous a valu une belle interview dans le Bifrost n° 61. A son tour, Peter Szendy s’intéresse au sujet, employant pour la circonstance le concept de « philosofiction », forgé semble-t-il par le philosophe américain Steve Bein.

Cela à partir de la figure d’Emmanuel Kant, penseur allemand qui, de sa première publication en 1755 à l’ultime essai de 1798, évoque la possibilité d’une vie extraterrestre. Quatre occurrences en tout dans son œuvre, qui conduisent Szendy à s’interroger sur la motivation de Kant : croyait-il réellement en la possibilité d’une vie intelligente ailleurs que sur Terre, ce que laisse supposer sa première référence dans la Théorie du ciel, ou s’agit-il d’un simple concept opératoire permettant de prendre de la distance pour mieux étudier le genre humain ? Comment d’autre part un homme qui n’a jamais quitté sa ville natale de Königsberg, par ailleurs « lecteur passionné de toutes sortes de récits de voyages » selon les propres mots d’Hannah Arendt, est-il conduit à envisager l’espace démesurément ouvert ? Pourquoi cet homme solitaire, penseur de la Raison universelle, conçoit-il non seulement la possibilité d’une vie radicalement autre, mais aussi d’une intelligence littéralement étrangère ?

Peter Szendy rappelle que la question d’une intelligence extra-terrestre, loin d’être ignorée par la philosophie, l’accompagne tout au long de son histoire : de Démocrite à Fontenelle, en passant par Epicure, Plutarque, Campanella, Leibniz et au-delà de Kant jusqu’à Nietzsche et les penseurs contemporains. La particularité de cet intérêt est que, contrairement aux visiteurs étrangers de Montesquieu et ses Lettres Persanes, il ne s’agit pas d’une figure de style, l’autre en tant que même, mais bien d’une hypothèse recevable, au pire une éventualité : on peut raisonnablement supposer que la vie existe ailleurs, qu’accompagne une pensée. Dans ce cas, quelle est la nature de cette intelligence, qu’en est-il là-bas de la raison, du jugement logique, des sentiments ?

A titre de phase préparatoire, et avant d’aborder la question de Kant, Szendy consacre la première partie de son essai aux protocoles officiels mis en place par nos instances dirigeantes relativement à l’espace. Ainsi décrit-il les difficultés politiques à concevoir un « droit de l’espace », qu’il s’agisse d’un mode d’occupation voire d’exploitation, industrielle ou militaire. Le tout ne pouvant être dissocié d’un imaginaire, qu’il s’agisse de « l’incident de Roswell » ou de la symptomatique et maîtrisée déclaration de Ronald Reagan, alors que l’opération Desert Storm vient d’être lancée en ce début de 1991, relative à une menace extérieure qui, seule, parviendrait à unifier tous les peuples de la Terre. Car en effet, et comme l’indiquait dès 1950 Carl Schmidt dans Le Nomos de la Terre, l’humanité se définit volontiers selon le lieu qu’elle habite, en l’occurrence moins par l’eau qui recouvre en majeure partie notre planète, que par la terre : nous sommes avant tout des Terriens. Ce qui conduit nécessairement à penser le sol et ses frontières, les heurts résultant d’un partage avec mon prochain, la menace et l’attente qu’incarne mon éventuel lointain.

C’est précisément la limite qui définit les Terriens qui conduit Kant à penser l’extraterrien, pour mieux caractériser l’espèce humaine. Si d’autres civilisations existent nous en ignorons la nature, mais cette part d’inconnu ne doit pas s’étendre à nous. L’homme doit penser ses actes, pour parvenir à « un rang peu négligeable parmi nos voisins dans l’édifice de l’univers ». Il s’agit donc moins de mettre en valeur la différence que d’isoler la possible part d’indifférencié (intelligence, raisonnement), ce qui nous vaut de la part de Peter Szendy une analyse assez fine de L’Invasion des profanateurs, moins d’ailleurs le récit de Jack Finney que son adaptation filmique par Don Siegel. D’autres références cinématographiques viennent ici et là illustrer le propos sans alourdir l’ensemble, et parfois plaisamment comme l’analyse de Men in Black qui, selon l’auteur, aurait pu être scénarisé par Kant tant il illustre ses préoccupations universalistes.

Reste toutefois que, en dépit de ses réelles qualités, l’étude de Peter Szendy est beaucoup trop brève. On passe trop rapidement sur certains points — j’avoue ne pas bien comprendre l’usage qu’il fait du jugement esthétique, subjectif à vocation universelle, dans le problème des aliens — et l’on aurait souhaité une étude de fond, littérale, des quatre mentions de Kant aux extraterrestres, quand Szendy se contente d’en dégager une problématique commune. L’ensemble donne davantage l’impression d’une esquisse, au sens que peut avoir « étude », que d’une réflexion menée jusqu’à son terme. Autrement dit un essai, que l’on aimerait voir transformé.

Xavier MAUMÉJEAN

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