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Les critiques de Bifrost

Kaboul et autres souvenirs de la troisième guerre mondiale

Kaboul et autres souvenirs de la troisième guerre mondiale

Michael MOORCOCK
DENOËL
23,00 €

Bifrost n° 93

Critique parue en janvier 2019 dans Bifrost n° 93

Il existe, pour un écrivain, plusieurs façons d’aborder ses mémoires. L’une consiste à se mettre en scène de manière déguisée, avec tout le métier, toute la fantaisie que son expérience de conteur lui a donnés. L’autre est de conter certains épisodes de jeunesse des personnages inventés dans ses anciens romans. C’est ce que fait parfois Michael Moorcock avec ses divers avatars, et encore aujourd’hui, à près de 80 ans, dans Kaboul et autres souvenirs de la troisième guerre mondiale. Tom Dubrovski, le narrateur, est un agent secret, figure familière des lecteurs de Jerry Cornelius. Les éléphants rejoignent pour mourir, dit-on, un cimetière caché ; certains romanciers également : le cimetière des hommes et des femmes qu’ils ont créés. Imaginer le passé de ces personnages, c’est prolonger leur avenir, celui de l’auteur, et d’abord celui du lecteur.

Ce parcours de la mémoire imaginaire n’est pas moins authentique que l’autre. En elle-même, la réalité n’est rien, ce sont les songes et les souvenirs qui donnent sa cadence à la vie, et qui brisent le cœur des hommes. Et il y en a davantage dans n’importe quel personnage de Moorcock, dont le cœur est brisé depuis longtemps. Les songes emmènent loin  : dans l’espace, dans le temps, dans l’histoire. Ceux de Moorcock s’inscrivent souvent dans l’histoire. Sauf qu’il fait mieux que l’historien, il est plus libre.

Ses romans qui mettent en scène l’histoire depuis plus de cinquante ans forment une libre comédie humaine où tous les genres se mélangent, et on n’est pas étonné qu’il ait été – qu’il soit – lecteur de Balzac. La meilleure façon de faire concurrence à l’histoire, c’est de la réinventer ou de la falsifier. Dans les mondes de Moorcock, la frontière entre réalité et fiction est sans cesse franchie, tout comme ses personnages ne cessent de paraître ce qu’ils ne sont pas : ainsi de Tom Dubrovski, faux Polonais, faux antiquaire, faux amoureux, faux combattant, endossant tous ses rôles avec le même cynisme apparent et le même détachement, sans qu’on sache jamais, dans cet univers fonçant droit vers sa fin, si c’est une force d’adaptation ou la violente faiblesse de ceux qui sont incapables de résister à la tentation du désastre.

Tom Dubrovski est né en 1979 dans l’anthologie de Maxim Jakusbowski Vingt maisons du zodiaque, dans la nouvelle « La Traversée du Cambodge ». Il est l’une des silhouettes de cosaques chargeant, sabre au clair, vers Angkor sur fond d’horizon rougi par un champignon nucléaire. On le retrouve trois ans plus tard dans la défunte revue Orbites des éditions NéO, avant qu’un premier recueil, chez Mille et une nuits, ne fixe trois de ses missions. Nous savions de lui, avant sa réapparition, qu’il combattait par lâcheté et qu’aucune femme ne pouvait vraiment le retenir. Kaboul et autres souvenirs de la troisième guerre mondiale est un fix-up de six récits géographiques, qui reprend et enrichit cette trouble trajectoire. Du même coup, l’auteur fournit quelques explications sur le contexte géopolitique, même si les causes et les camps du conflit mondial restent en définitive nébuleux.

Dubrovski est un agent russe. Il fait la taupe dans les plus grandes villes du globe. Contrebandier de l’information, expert en manipulation, il prospère dans l’interzone ouvert par la montée des tensions entre les grandes puissances.

En mission à Rome, sa couverture d’antiquaire et de dandy débauché lui permet de fréquenter et de surveiller une faune de mondains parmi lesquels figurent peut-être des agents dormants. Le contact de cette bonne société, en particulier d’une femme, l’éloignera un temps de ses objectifs. Il n’y a pas pire condition pour un espion que de devoir se rappeler quelles ont été ses raisons d’être – et d’agir. Ses chefs le rappellent sans ménagement pour l’envoyer négocier en Amérique, au Venezuela : un espion ne peut pas plus couper avec ses donneurs d’ordre qu’un personnage avec son écrivain (ou un écrivain avec son personnage). Il sort peu à peu de sa zone de confort. Au fil de ses missions, le texte alors nous fait remonter dans son passé, entre exhumation de vieux rapports et récit secret de l’entropie qui progresse inexorablement. Il finit par intégrer un bataillon cosaque, ce qui l’amène à retrouver d’anciennes connaissances, comme on allume les bougies d’un anniversaire sinistre et incertain. Aucune raison ne permet d’échapper à l’enlisement, puisque la mémoire et la morale sont aussi troubles que l’action.

Au cœur de cette recherche grise d’un temps perdu, pleine de dialogues brillants et contée d’un ton détaché et ironique, il y a plusieurs récits d’action, justement, mais l’action elle aussi est décalée, aux contours vaguement hallucinatoires. Il y a également de superbes portraits de femmes. À la fin, le héros moribond retrouve son foyer après des années de fuite. Son ex et sa fille ont fait leur vie sans lui. Il prend la mesure avec nostalgie de ce qu’il a laissé. Grâce à son argent et ses relations, il peut encore leur assurer un avenir. Quand, à une question de son ex sur les causes de son retour, il répond qu’il espérait une réconciliation et leur donner l’assurance qu’elles étaient en sécurité, elle lui dit : « Tu as toujours été idiot. » Ulysse est revenu, mais il n’y a plus rien pour lui. Alors, une dernière fois, il endosse son uniforme de cosaque et puis s’en va.

Sam LERMITE

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