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Les critiques de Bifrost

Heimska, la stupidité

Heimska, la stupidité

Eirikur Orn NORDDAHL
MÉTAILIÉ
160pp - 17,00 €

Bifrost n° 87

Critique parue en juillet 2017 dans Bifrost n° 87

Eirikur Örn Norddahl, auteur islandais né en 1978, a signé un premier roman remarqué, Illska, le mal, sélectionné pour le prix Médicis étranger. Il revient ici avec Heimska, la stupidité, toujours chez Métailié.

Áki et Lenita sont tous deux écrivains. Le couple fusionnel qu’ils formaient autrefois, tant ils partageaient les mêmes conceptions de la vie et centres d’intérêt, bat désormais sérieusement de l’aile. Les étranges similitudes entre les romans que, chacun de son côté, ils écrivent, finiront par avoir raison de leur entente. Ils se séparent, et commencent alors à abreuver l’autre de mesquineries, en utilisant pour cela les personnes de leur connaissance. Car, dans ce futur proche, tout est scruté, scanné, enregistré : la surveillance est là, qui équipe chaque maison de multiples caméras diffusées en temps réel sur le net, et que n’importe qui peut donc consulter en toute liberté. Quoi de plus simple alors, pour se venger de l’être autrefois aimé, que de se livrer à diverses expériences sexuelles devant l’œil de ces caméras, que l’ancien conjoint consultera à coup sûr. À moins bien sûr que les caméras ne s’arrêtent, du fait de pannes d’électricité…

Ce court roman constitue une satire mordante de notre société actuelle, où l’étalage de la vie privée fait florès sur les réseaux sociaux. Norddahl ne fait rien d’autre que pousser le raisonnement à son extrême : désormais, plus rien n’est privé, tout est public et consultable par tous, et l’on est même mis au ban de la société si l’on décide d’avoir un peu d’intimité. Au début de leur mariage, Áki et Lenita, qui filent le parfait amour, décident de vivre l’un pour l’autre uniquement, et se coupent du monde. Cela ne durera pas bien longtemps : soumis à l’opprobre public à la suite de leur décision, ils rebranchent les caméras, pas tant du fait des reproches que parce que l’étalage de leur bonheur leur manque. Les personnages sont dès lors des victimes consentantes, qui assistent et participent à la déliquescence du monde. Et ce n’est pas leur milieu artistique, décrit férocement par l’auteur comme artificiel et narcissique, qui pourra les sauver, un milieu qui s’accommode fort bien de l’exhibitionnisme provoqué par la présence des webcams – allant jusqu’à l’encourager.

De manière assez inattendue, ce roman parle aussi de terrorisme. Un sujet qui pourrait apparaître un tantinet plaqué sur la thématique globale, mais Norddahl réussit à l’intégrer à son propos sans que cela paraisse surprenant. Il ne s’appesantit toutefois pas sur la question, quand bien même elle prendra de l’ampleur au fil de l’intrigue? ; le sujet est davantage contextuel, comme si, dans la dystopie envisagée ici, le terrorisme était réellement devenu un élément du décor, un phénomène parmi d’autres. Nulle surprise, donc, dans pareilles conditions, à ce qu’on ait parmi ses proches, y compris dans une ancienne usine de crevettes, des personnes prêtes à commettre l’irréparable. Encore une fois, l’auteur déforme la société actuelle pour en montrer les travers…

Marqué par un humour féroce qui n’épargne rien ni personne, Heimska, la stupidité se révèle un roman aussi étonnant que détonnant, une satire de l’opium du peuple que constitue aujourd’hui l’addiction aux réseaux sociaux qui fait mouche.

Bruno PARA

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