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Les critiques de Bifrost

Feminicid

Feminicid

Christophe SIÉBERT
AU DIABLE VAUVERT
384pp - 20,00 €

Bifrost n° 105

Critique parue en janvier 2022 dans Bifrost n° 105

Née de l’éclatement de l’ex-URSS, la Répu­blique Indépendante de Mertvecgorod est une excroissance scrofuleuse défigurant le paysage de l’Europe orientale, un cancer rongeant de l’intérieur le corps social, une zone de non-droit dirigée d’une poigne de fer par un quatuor d’oligarques corrompus et pervers. Dans cet angle mort de la géopolitique, survolé par une armée de drones aux capacités de surveillance étrangement aléatoires, tout semble possible à ceux qui dé­tiennent le pouvoir et l’argent, y compris les actes les plus sordides et crapuleux. En dépit des risques, Timur Maximovitch Domachev a décidé de crever l’abcès. La mémoire des nom­breuses victimes du feminicid l’a sans doute poussé à mener l’enquête pour faire éclater la vérité, quitte à prendre quelques libertés avec la déontologie de sa profession. Mais le journaliste n’est désormais plus là pour répondre, son corps ayant été retrouvé après un mystérieux suicide. Seul demeure le résultat d’une investigation dont les pièces éparses font l’objet d’une divulgation salutaire, éclairant d’un jour sinis­tre l’État profond de la RIM.

Après Images de la fin du monde (Bifrost n° 99), Feminicid est le deuxième volet de la « Chronique de Mertvecgorod ». L’occasion pour Christophe Siébert de dévoiler le meil­leur ou le pire, question de point de vue, de l’abjection et de l’amoralité foncière d’une humanité déchue, partagée entre son instinct de prédation et un goût immodéré pour la jouissance de la souffrance d’autrui. Entre post-exotisme et dystopie, Antoine Volodine (pour le décor) et Maurice G. Dantec (pour le propos), l’auteur révèle les pièces accusatoires d’une enquête dont certains aspects flirtent avec une magie impie. Il dresse ainsi un portrait toxique de la cité-État de Mert­vecgorod, faisant passer Tiraspol, la capitale de la Transnistrie, pour un havre paradisiaque. D’une plume imagée, truffée d’argot em­prunté au russe, Christophe Siébert livre le spectacle sans fard de ses bas-fonds, nous malmenant dans notre zone de confort pour nous faire toucher du doigt le mal absolu. On est à la fois fasciné et choqué par les révélations successives d’une enquête où chaque fait nous renvoie à l’horreur, la cruauté et la bassesse d’êtres voués aux gémonies, voire à la damnation pour leurs méfaits, mê­me s’ils apparaissent eux-mêmes comme les victimes d’une Histoire qui les a broyés inexorablement. En dépit de la noirceur intrinsèque du récit, on s’accroche ainsi au secret espoir d’une justice immanente, en mesure d’éradiquer les racines du mal profond qui gangrène Mertvecgorod, voire au-delà. En attendant, de digressions contextuel­les en récits périphériques, de changement de ton en rupture de registre textuel, Chris­tophe Siébert nous balade dans un roman gigogne où l’immersion est renforcée par un effet de réel entretenu à grand renfort d’allusions historiques et de liens vers internet.

Avec ce deuxième livre, « Chro­nique de Mertvecgororod » s’annonce déjà comme une œuvre monstre, à mi-chemin du roman univers, du puzzle littéraire et de la performance ex­trême. La chair de poule nous saisit d’avance à la perspective de poursuivre notre exploration. Avis aux amateurs et aux cœurs bien accrochés.

Laurent LELEU

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