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Les critiques de Bifrost

Eau douce

Eau douce

Akwaeke EMEZI
GALLIMARD
256pp -

Bifrost n° 101

Critique parue en janvier 2021 dans Bifrost n° 101

Que se passe-t-il quand un enfant grandit dans le ventre de sa mère ? Pour les Igbo, il est encore en contact avec les esprits qui décident de son destin. Mais le portail est censé se fermer le jour de la naissance.

Ada, elle, n’a pas eu cette chance : la porte est restée ouverte, et elle est désormais ?gbanje, habitée par les esprits qui n’ont pas réussi à quitter son corps avant la naissance.

Elle grandit au Nigeria dans une famille divisée, en ignorant cette possession. Jusqu’à son départ pour des études aux États-Unis, et à l’agression violente qu’elle subit là-bas, qui déclenche sa « renaissance  ». Désormais, elle partage sa vie avec les êtres qui habitent son âme, chambre de marbre censée être inviolable. Tiraillés entre l’émerveillement d’être chair, et l’appel insistant des « frèresœurs », ceux qui sont restés dans l’obscurité de l’autre côté, les esprits prennent parfois le contrôle de son corps, comme As?ghara, la bête, qui gère tout contact charnel, ou Saint Vincent, qui offre une autre alternative à l’Ada, « en suspension, entre ces concepts inadaptés de masculin et de féminin ». Car comme le disent si bien les voix, les « nous », qui protègent l’Ada de l’intérieur, pour lui éviter de trop souffrir : « beaucoup de choses sont préférables à une souvenance totale. »

Sans fard, mais gardant néanmoins toujours une certaine pudeur sur les agressions vécues, qui se devinent, et se dévoilent peu à peu pour être enfin écrites dans la dernière partie du livre, ce récit en partie autobiographique exprime avec brio le terrible parcours des troubles de la personnalité, et des traumatismes qui ont pu les déclencher.

Jouant parfois avec le fantastique par la multiplicité des personnalités mythologiques et divins qui s’y expriment, ces narrateurs si différents, l’histoire retrace surtout avec force et intimité le parcours d’une vie fracassée, et le coût de la survie, ses années passées à se chercher, et à tenter de recoller les morceaux éparpillés dont on n’avait pas conscience ni connaissance. Car comment réparer ce qui est dévasté ? Comment avancer, quand seule la déshumanisation permet de continuer ? Les émotions sont précises, et la sincérité visible derrière chaque voix, chaque moment de la vie de… de qui d’ailleurs ? Chaque voix, à sa façon est unique, et le patchwork dessiné est fascinant, dans ses détails ou dans son ensemble.

Le fantastique n’est qu’esquissé, à travers le doute entre folie ou la foi dans la cosmologie igbo ou chrétienne, est sert surtout de passerelle vers la construction d’un nouvel être, qui sera la somme de tous les autres, et de toutes ses expériences, charnelles, divines, mystiques, qui forment, malgré tout, l’humain.

Maëlle ALAN

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