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Les critiques de Bifrost

Amatka

Amatka

Karin TIDBECK
LA VOLTE
20,00 €

Bifrost n° 91

Critique parue en juillet 2018 dans Bifrost n° 91

Vanja de Brilar d’Essre Deux arrive de la principale colonie, Essre, à Amatka la polaire, avec une mission bien précise : étudier de façon exhaustive les habitudes en matière d’hygiène des résidants. Tâche « fascinante » dont elle s’acquitte avec sérieux — tout en s’interrogeant sur le bien-fondé d’une telle démarche. Étrangère à cette ville, Vanja l’observe avec distance et se pose de plus en plus de questions sur la finalité de nombre de règles régissant sa société. Peut-on être heureux dans un environnement où chaque action doit être validée par le comité, où l’individualité doit s’effacer au nom du bien commun, où rien ne doit changer, car « Quand le matin vient / Rappelons-nous / Tout est comme hier » ?

Pourtant, les habitants d’Amatka et des trois autres colonies ont bien des raisons de respecter des routines précises. Car le matériau qu’ils utilisent sur ce monde, dont on ignore s’il est le nôtre ou plus vraisemblablement une autre planète, est extrêmement malléable. Et si on ne nomme pas régulièrement les objets du quotidien, ils risquent de retourner à leur état naturel de pâte informe. Expérience particulièrement traumatisante. D’où les comptines inculquées dans l’enfance apprenant ce rituel. D’où les séances de peinture : chaque bâtiment voit son nom inscrit de façon lisible sur ses murs, chaque porte est clairement identifiée. Or, l’arrivée de Vanja, bourrée de doutes et terriblement curieuse, va mettre en danger cet équilibre primordial.

Ce roman, d’une grande richesse, brasse les influences et les thèmes classiques avec un certain brio. On pense bien évidemment au 1984 d’Orwell, au Procès ou au Château de Kafka, au Brazil de Terry Gilliams pour la société cloisonnée, prise dans le carcan de la bureaucratie. Mais ce sont également Delany, Vance, Van Vogt et bien d’autres qui viennent à l’esprit pour le travail sur les mots. Des références dont Karin Tidbeck sait se montrer digne : elle les transcende, les intègre à sa propre pensée, à son propre imaginaire. Amatka est construit avec intelligence, avec finesse. Le rythme de la narration suit la découverte progressive de la colonie, son fonctionnement, mais surtout ses dysfonctionnements, par Vanja, personnage peu décrit mais vite familier qui sait atteindre le lecteur, l’amène à accepter sans hésitation la réalité de cette société. Et à rechercher avec elle les tenants et les aboutissants d’un univers plus suggéré que décrit.

Karin Tidbeck, comme de nombreux auteurs qui se respectent, a fait ses gammes dans le registre de la forme courte. Avant Amatka, elle n’avait d’ailleurs publié qu’un recueil, Jagannath, remarqué et récompensé dans le monde anglo-saxon, mais toujours inédit en français (on peut néanmoins découvrir une de ses nouvelles sur le site Coliopod). Habituée à ce format, la Suédoise sait rester elliptique dans son propos tout en évitant l’écueil de l’hermétisme — et sans gêne aucune pour la bonne compréhension. Au contraire, elle joue simplement avec l’intelligence du lecteur et va à l’essentiel : sa narration, l’ambiance et les sentiments de ses personnages. Bref, une vraie réussite, signée par une auteure qui s’impose d’emblée comme une découverte remarquable. À lire sans tarder, donc, avec moufles et cache-col.

Raphaël GAUDIN

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