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Les critiques de Bifrost

Roi du matin, reine du jour

Roi du matin, reine du jour

Ian MCDONALD
DENOËL
504pp - 25,35 €

Bifrost n° 54

Critique parue en avril 2009 dans Bifrost n° 54

Il aura donc fallu attendre treize ans pour qu'arrive en France un « nouveau » Ian McDonald. Nouveauté toute relative, puisqu'il s'agit du troisième roman, paru en 1991, de l'auteur du très remarqué Desolation Road (le Livre de Poche). Très remarqué mais vite oublié par les éditeurs : en dehors du recueil Etat de rêve en 90 (le Livre de Poche) et de Nécroville en 96 (J'ai Lu), les lecteurs français n'ont pu se mettre sous la dent que… quatre nouvelles en près de vingt ans.

Autant dire que c'est avec une certaine impatience qu'on s'attaque à ce Roi du matin, reine du jour. On y découvre, au fil de trois parties radicalement différentes, mais chacune se nourrissant de la précédente, les histoires de trois jeunes femmes entretenant un rapport particulier avec la riche matière mythologique irlandaise.

La première d'entre elles, Emily, va avoir quinze ans en cette année 1913. Délaissée par son astronome de père — un père persuadé que la comète qu'il observe est en réalité un véhicule interstellaire, et qui imagine un moyen de communiquer avec ses occupants —, l'adolescente croit voir se matérialiser faunes, fées et autres représentants du Petit Peuple aux abords de la forêt qui jouxte le domaine familial. La fascination tourne vite à l'obsession, et le destin d'Emily aura de profondes répercutions sur ceux de Jessica, jeune Dublinoise mythomane des années 30 en quête d'identité, et d'Enye, qui, à la fin du XXe, siècle arpente chaque nuit ou presque la capitale irlandaise pour combattre, katana en main, des créatures de cauchemar qu'elle seule semble percevoir…

Roi du matin, reine du jour se présente comme un voyage à travers le XXe siècle irlandais, et Ian McDonald ne ménage pas ses efforts pour plonger son lecteur au cœur de l'époque de chacune de ses héroïnes, conjuguant sens du détail historique et réelle aisance stylistique. La première partie relève ainsi du roman épistolaire et se réfère explicitement au Crépuscule celtique de Yeats et à « l'affaire des fées de Cottingley », la seconde dépeint le Dublin des années 30 et l'Ulysse de Joyce dans un style « courant de conscience » très maîtrisé, enfin la partie contemporaine s'avère résolument moderne, dans sa construction comme dans son traitement, qui flirte avec le cyberpunk.

Par son argument fantastique, Roi du matin, reine du jour a vite fait d'évoquer (comme ne manque pas de le souligner la quatrième de couverture) La Forêt des mythagos de Robert Holdstock. Mais là où ce dernier, pour fascinant que soit son propos, donnait une vision aride d'un inconscient collectif quasi immuable, enraciné dans la violence des temps primordiaux, McDonald en offre une conception dynamique : ici les mythes et archétypes les plus anciens, constamment recyclés et adaptés, changeant de visages à chaque génération, peuvent faire irruption dans la réalité — et ne s'en privent d'ailleurs pas…

Ainsi, au-delà de l'aspect historique, McDonald s'applique surtout à dépeindre les liens étroits qui, en Irlande peut-être plus qu'ailleurs, unissent une nation à ses mythes. L'intervention de Yeats dans la première partie est significative : par son intérêt pour les racines mythologiques de son pays et par son engagement nationaliste, le personnage symbolise à lui seul l'identité irlandaise du début du siècle dernier. Mais à mesure que l'Irlande entre dans la modernité, les légendes ancestrales se modèlent sur les peurs et les espoirs de chaque génération : Emily, Jessica et Enye reflètent chacune un aspect du visage de l'Irlande, fascinée par ses mythes, absorbée par sa lutte, ouverte au monde.

Ian McDonald a pour son pays le même regard que le Dr. Rooke, le psychologue qui traverse le siècle sur les traces d'Emily, a pour ses patientes. Et derrière sa vision de l'Irlande se dessine celle d'une civilisation occidentale qui, à trop s'identifier aux mythes du passé, se contente désormais de remixer son héritage sans parvenir tout à fait à y intégrer sa modernité, à se créer ses propres mythes. « N'avons-nous pas perdu d'une manière ou d'une autre la capacité d'engendrer de nouveaux mythes adaptés à une société technologique ? se demande Rooke. Pourquoi nous tournons-nous vers ces guerriers d'une époque où tout était plus simple, quand le noir était noir et le blanc aussi blanc qu'un drap lavé avec une lessive bio ? »

Il y a bien des façons d'aborder ce Roi du matin, reine du jour : roman historique, psychologique ou fantastique, les différents niveaux de lecture se répondent, s'enrichissent et s'éclairent. Ian McDonald livre là une œuvre exigeante, dense et originale, une trilogie de fantasy en un tome, résolument à contre-courant d'un paysage éditorial majoritairement acquis aux cycles interminables qui font feu de tout bois pour ressasser ad nauseam les poncifs éculés du genre… De quoi (re)découvrir un écrivain talentueux trop longtemps ignoré en France, en attendant les traductions annoncées, chez Denoël et Bragelonne, de River of Gods et Brasyl.

Il était temps.

Olivier LEGENDRE

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