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Les critiques de Bifrost

The Broken Sword

Poul ANDERSON
GOLLANCZ

Bifrost n° 75

Critique parue en juillet 2014 dans Bifrost n° 75

Pour se venger du Danois établi en Angleterre qui a massacré sa famille, une sorcière saxonne informe Imric, souverain des elfes de l’île, que cet homme vient d’avoir un fils qui n’est pas encore baptisé. Imric engendre un changelin, qu’il substitue au nourrisson : un féal humain, capable de manier le fer, sera pour lui un précieux auxiliaire. Mais lors de la cérémonie où il re-çoit son nom, Skafloc se voit offrir un sinistre présent : une épée de fer, brisée en deux, qui ne peut manquer d’être reconstituée et qui, par la suite, commettra un mal terrible. Pendant que Skafloc devient un hybride d’elfe et d’humain, au cœur vaillant et à la force gracieuse, son double, Valgard, devient une brute, un berserker, qui finit par tomber sous la coupe de la sorcière saxonne toujours avide de vengeance.

« Pour parler franchement, ce livre est une geste », écrit l’auteur dans un avant-propos. Et c’est une geste dont les racines sont évidentes : une épée magique, qu’il faut à tout prix reforger ; un frère et une sœur éloignés l’un de l’autre par les circonstances, qui finissent par se retrouver et s’aimer ; des êtres surnaturels brutaux et cruels, étrangers à tout sentiment hu-main… On est en plein dans les sagas islandaises, et en particulier dans la Volsungasaga, qui a inspiré Wagner.

Passé inaperçu lors de sa sortie — on peut affirmer qu’il était en avance sur son temps —, ce roman se révélera fondateur pour ce qui est de l’œuvre andersonienne. On y trouve, traités sous l’angle du légendaire, nombre de ses thèmes les plus forts, à commencer par celui de la liberté individuelle : à mesure qu’avance l’intrigue, le personnage de Skafloc se voit de plus en plus captif d’un destin qui lui a été imposé. Grâce à Freda, il découvre le sentiment humain le plus fort qui soit, l’amour, et en même temps la frustration — car Freda est sa sœur et, en bonne chrétienne, elle ne peut s’unir à lui par la chair. Il se sent tenu d’affronter son double, tout en sachant que ce combat a été prévu de longue date par Odin, avide de guerriers pour peupler le Walhalla.

Autre thème emblématique de notre auteur, celui de l’entropie, de la fin d’un monde qui s’annonce. Car les elfes savent que leur temps est compté, que l’homme sera bientôt le seul maître du monde — cet homme imparfait, mortel, mais capable de prouesses et de sentiments qui les dépassent.

Enfin, et Anderson rejoint ici Tolkien — dont le premier tome du « Seigneur des anneaux » est contemporain de son roman —, on trouve dans ces pages une célébration de la réalité la plus prosaïque qui soit : face aux merveilles qui sont le lot des elfes, ce sont les joies simples du genre humain qui triomphent malgré les épreuves les plus terribles : un foyer, une famille, l’amour sous toutes ses facettes.

Lorsqu’il réédita ce livre en 1971, Poul Anderson décida de le réécrire en gommant ce qu’il estimait être des maladresses de débutant. Mais quand le livre fut réédité après sa mort, ce fut la première version que l’on choisit, sans doute avec raison — sa force brute la rend inoubliable.

Jean-Daniel BRÈQUE

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