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Les critiques de Bifrost

Le Voyage de Haviland Tuf

Le Voyage de Haviland Tuf

George R.R. MARTIN
MNÉMOS
22,50 €

Bifrost n° 67

Critique parue en juillet 2012 dans Bifrost n° 67

Haviland Tuf est un monstre. Du moins par son apparence physique : deux mètres cinquante, obèse, albinos, chauve et glabre. Il ne se sépare jamais de ses chats. Rusé et madré, doté d’un intellect supérieur, il s’exprime toujours avec préciosité, non sans une bonne dose d’humour pince-sans-rire. Et parce qu’il détient l’Arche, un vaisseau de trente kilomètres de long et mille ans d’âge susceptible de modifier (voire de détruire) un écosystème planétaire grâce aux myriades d’espèces dont il emporte des cultures cellulaires que Tuf peut cloner, élever et manipuler à volonté, il possède aussi une puissance quasi-divine.

Chaque « chapitre » de ce roman est en fait une nouvelle ou un récit qui permet de suivre ce personnage au long de sa nouvelle carrière. En effet, quand on fait sa connaissance, Tuf, à bord de son Corne d’abondance d’excellentes marchandises à bas prix, n’est qu’un négociant interstellaire itinérant dont les revers de fortune le poussent à convoyer un groupe disparate (des chercheurs, un androïde, des mercenaires) qui compte s’emparer d’une épave mythique. Bien sûr, ces alliés de circonstance ont tous leur idée de ce qu’il conviendrait d’en faire : sur place, les conflits d’intérêt vont s’exacerber, à tel point que Tuf, bien qu’en apparence peu armé pour l’emporter, va hériter du butin, l’Arche, plus ou moins en ordre de marche.

Dès lors, il se bombarde « ingénieur écologue » et voyage d’un système à l’autre pour proposer ses services et tirer son épingle financière du jeu. Il devra débrouiller diverses situations épineuses, d’autant plus que ses objectifs ne vont pas toujours dans le sens des missions qu’on lui confie, et surtout résoudre, au fil de trois « stations » dans son pèlerinage, le double problème que pose S’uthlam, une planète affligée d’un souci récurrent de surpopulation et auprès de laquelle il a contracté une énorme dette afin de faire réparer son nouveau vaisseau.

Tuf a accompagné George R. R. Martin pendant une dizaine d’années — les textes qui composent le livre ont paru de 1976 à 1985, pour l’essentiel dans Analog. Il s’agit d’un des pendants les plus clairement vancéens de son œuvre : au-delà de la couleur locale, de la nature du protagoniste, du style des dialogues et du caractère épisodique de la narration, l’auteur infuse dans ces aventures un certain nombre de considérations (sur la cruauté gratuite, le rôle de la religion, la responsabilité personnelle), si bien qu’on se retrouve dans une vraie fable dont les ressorts mythiques sont constamment soulignés par de nombreuses allusions bibliques. Signalons que Martin semble assez mécréant, d’ailleurs…

Outre l’ingéniosité et le caractère alerte des récits, malgré un côté un peu répétitif par instants (le seul vrai défaut de ce livre, dû en partie à sa conception), il convient de noter leur noirceur sous-jacente, qui va croissant, jusqu’à une fin plutôt sombre. C’est dire que les habitués, par exemple, du Trône de fer, ne devraient pas, malgré la différence de genres, se retrouver en terre inconnue. Et voyons : un personnage à l’aspect « différent », forcé de recourir à la ruse plus qu’à la force brute, poussé par le sort et par ses propres machi-nations vers une position de pouvoir cependant fragile, pouvoir dont il use pour le « bien » dans un univers chaotique menacé par la guerre, ça ne vous rappelle vraiment rien ? Oui, Haviland Tuf — sous ses dehors de Blofeld, l’ennemi de James Bond — est bien un cousin lointain de Tyrion Lannister…

[Lire aussi l'avis de Laurent Leleu dans le Bifrost n°46.]

Pierre-Paul DURASTANTI

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