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Les critiques de Bifrost

Le Chant du barde

Le Chant du barde

Poul ANDERSON
LE BÉLIAL'
600pp - 25,00 €

Bifrost n° 75

Critique parue en juillet 2014 dans Bifrost n° 75

Ce recueil de neuf novellas, classées par ordre chronologique et multiprimées, n’a pas son équivalent dans les pays anglo-saxons.

« Sam Hall » se déroule dans une dystopie américaine. En créant de toute pièce la figure d’un rebelle à l’ordre établi à partir d’une chanson du folklore, l’homme ordinaire se dépasse, fait du risque une entreprise morale. Alors que, d’ordinaire chez Anderson, le héros est déjà totalement lui-même, il est ici doublement en devenir, via le champion fictif de la rébellion et à travers un homme qui découvre en lui des trésors de vitalité insoupçonnés. « Penser, c’est dire Non », disait Alain. La nouvelle est publiée en août 1953, année mouvementée pour les États-Unis qui voit se résoudre le conflit en Corée, connaît l’exécution des époux Rosenberg sur la chaise électrique, et subit le pic de virulence de la chasse aux sorcières conduite par Joseph McCarthy.

« Jupiter et les centaures » décrit l’entreprise d’étude de, puis d’implantation à long terme sur, Jupiter, une planète balayée par des ouragans d’ammoniac. Dans cette perspective, Edward Anglesey, handicapé en chaise roulante qui s’est porté volontaire, parcourt la surface via le corps bleu ardoise d’un « pseudo-Jovien » qu’il contrôle psychiquement à soixante-quinze mille kilomètres de distance. En fait, Anglesey se sent plus proche de ce corps que du sien propre, et un désir instinctif le pousse à privilégier ses séjours simulés sur la planète. La vitalité animale qu’il ressent lui rendra son humanité. On l’aura compris, une bonne part d’Avatar de James Cameron est déjà dans ce récit.

« Long cours » est une superbe nouvelle dans la lignée des grands récits d’exploration. Le narrateur est embarqué dans l’équipage du capitaine Rovic. Son navire, Le Sauteur d’Or, est allé plus loin que tout autre bâtiment dans l’exploration de ce nouveau monde. L’état de la culture et de la société équivalent à notre xvie siècle, mais l’on conserve sous forme de croyances le souvenir lointain de Terra, la planète mère. Or, le capitaine découvre un astronef qui, s’il partait, entraînerait dans un mouvement inverse l’arrivée à plus ou moins long terme de la culture terrienne, devenue étrange et étrangère. Rovic a alors une vue claire des deux futurs divergents qui se présentent à son monde. Pour ne pas être dépossédé de l’Histoire qu’il leur reste à bâtir, il fait sauter l’astronef. On pense bien sûr à Hernán Cortés brûlant ses vaisseaux pour obliger ses hommes à découvrir le Nouveau Monde.

« Pas de trêve avec les rois » nourrit une problématique commune au texte précédent. Les Etats-Unis sont déchirés par un conflit post-apocalyptique qui prend la forme d’une nouvelle guerre civile. Comme souvent dans ce type de récit, les deux camps comptent des hommes estimables. En réalité, une force extraterrestre détermine l’avenir du peuple en le manipulant depuis les coulisses de l’Histoire. « C’était surtout pour votre propre bien, vous voyant tellement torturés, que nous désirions vous guider vers l’avenir », plaide l’un des aliens bien intentionnés, mais l’on sait de quoi est pavé l’enfer.

« Le Partage de la chair » explore à nouveau la problématique du même et de l’autre, à travers la confrontation de différents peu-ples issus d’une même souche terrienne. En mission d’étude sur la planète Lokon, le chercheur Donli Sairn est tué par son guide appartenant à une tribu primitive. Cela, sous les yeux de sa femme qui assiste au massacre via son transmetteur audiovisuel. Le corps de l’explorateur semble profané, vidé comme une pièce de gibier. Evalyth, sa veuve, appartient à un peuple fier, combatif. Elle va réclamer justice et découvrir que sur Lokon le rituel anthropophagique est universel. La chute du texte renverse les idées reçues et classe ce brillant récit au côté des singularités ethnologiques présentées par Philip José Farmer dans son cycle du « Père Carmody ».

« Destins en chaîne » est un texte écrit à l’initiative de Keith Laumer et impliquant différents auteurs, où Poul Anderson a choisi de rédiger un pastiche de Philip K Dick. Le personnage central enchaîne les vies qui se complètent ou s’opposent en variations successives.

« La Reine de l’Air et des Ténèbres » poursuit d’une certaine façon « Le Partage de la chair » via la mort du compagnon de Barbro Cullen alors qu’elle était enceinte. Mais surtout ce récit aux accents shakespeariens, qui évoque Le Songe d’une nuit d’été, développe une problématique sur la puissance des archétypes nourrissant l’imaginaire de l’homme, anticipant en bien des points La Forêt des mythagos de Robert Holdstock. L’un des personnages évoque par ailleurs Sherlock Holmes et se réclame de sa descendance, clin d’œil récurrent dans l’œuvre de Poul Anderson.

« Le Chant du barde » pourrait apparaître comme le dernier tableau d’un triptyque incluant « Le Partage de la chair » et « La Reine de l’Air et des Ténèbres », l’esseulé du couple n’étant pas ici la femme mais l’époux qui s’élèvera à la dignité d’Orphée. Volonté de vie contre intelligence suprême, le récit offre une variation d’une constante mythique dé-clinée à travers les différentes cultures, celle de l’affrontement entre l’homme et le dieu qu’il se donne.

« Le Jeu de Saturne » qui clôture l’ouvrage, publié en 1981, anticipe notre époque. On ne peut qu’être terrifié par cette vision d’un univers morne, parcouru dans l’ennui, qui réclame pour être simplement viable de se réfugier dans des espaces virtuels. Une conclusion pessimiste, s’il n’y avait les iné-puisables ressources que l’humain trouve en lui, thème cher à l’auteur.

Au final, ce recueil nous permet de mesurer la remarquable cohérence thématique de Poul Anderson qui procède par variations au fil des nouvelles pour aborder toutes les possibilités d’un sujet. L’un des thèmes récurrents dans Le Chant du barde est le droit et le devoir qu’ont les peuples à se déterminer eux-mêmes. La démarche nous apparaît d’autant plus facilement qu’elle est excellemment mise en lumière.

Xavier MAUMÉJEAN

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