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Les critiques de Bifrost

« Sur des aventures que je n'ai pas eues »

« Sur des aventures que je n'ai pas eues »

LUCIEN
FOLIO

Bifrost n° 95

Critique parue en juillet 2019 dans Bifrost n° 95

Tel Ulysse, Lucien part un jour en voyage d’exploration avec un groupe d’aventuriers afin de découvrir le bout de l’Océan et rencontrer des peuplades inconnues. Or, beaucoup à l’époque (iie siècle de notre ère) voyaient en la Terre une assiette plate flottant sur l’Océan (quand le dieu de la mer Poséidon s’énerve, il la frappe et provoque les désastres). Un Océan qui, de fait, à son extrémité, est en contact avec le Ciel — ce qui s’avère pratique pour s’envoler et atterrir en quelques jours sur la Lune. Aussi, après avoir franchi les colonnes d’Hercule et découvert une île fabuleuse où les rivières charrient du vin et où les poissons en sont imbibés, Lucien est pris dans un fort courant aérien. Sept jours de voyage dans les airs, et le voilà sur notre satellite, dont le roi est Endymion, ancien amant de Séléné, déesse de la Lune. Une guerre se prépare contre le Soleil et son roi Phaéton pour la possession de l’Étoile du Matin. Lucien et sa troupe y participent, évidemment, au milieu de combattants tous plus étonnants les uns que les autres.

Pour impressionner le chaland, bon nombre d’auteurs de l’époque avaient tendance à donner pour vraies de parfaites inventions, à enjoliver les choses, ou à reproduire sans être allés eux-mêmes vérifier des informations pour le moins surprenantes — telles ces fourmis grandes comme des chiens, transportant leur or dans des coffres, ou ces habitants de contrées lointaines vivant des parfums respirés. Aussi Lucien, en réaction, écrit deux courts textes d’aventures truculentes et fantasques — l’Histoire véritable et l’Icaroménippe — où, comme il le dit lui-même dès le titre et dans les premières pages, tout est faux, bien sûr.

Le récit est donc avant tout un jeu littéraire : il s’agit pour le lecteur de reconnaître les très nombreuses citations ou emprunts faits à la littérature d’imagination de l’époque afin de s’en moquer et les ridiculiser. Évidemment pour nous autres, du xxie siècle, cela tombe parfois à plat. Les écrivains cités nous sont connus, mais certains de leurs écrits ne nous sont jamais parvenus, si ce n’est sous la forme de bribes ou de citations plus ou moins complètes. Il reste cependant Homère, Xénophon ou Hérodote, plagiés à tour de bras — rappelons que pour les Grecs, le plagiat était considéré non comme un vol, mais comme une marque de culture…

Au-delà de cet aspect littéraire, on peut tout à fait lire l’Histoire véritable sans être un spécialiste des mondes antiques, car c’est avant tout une suite de récits flamboyants et distrayants, même près de deux mille ans plus tard. Lucien y invente des peuples fantasques — les Colokynthopirates (pirates aux navires en forme de coloquintes) affrontent les Caryonautes (marins sur coques de noix), les Psyllotoxotes (archers montés sur puces) guerroient contre les Caulomycètes (hoplites en forme de champignons) —, et concocte sans cesse de nouvelles situations rocambolesques — les marins visitent le pays des morts, où ils rencontrent les anciens protagonistes de la guerre de Troie, et l’un d’eux tombe à son tour amoureux de la belle Hélène — qui s’enchaînent à une rapidité folle. Impossible de s’ennuyer. D’autant que l’Histoire véritable donne une impression de déjà-vu, tant d’autres écrivains s’en sont inspirés par la suite : Thomas More et Rabelais, Cyrano de Bergerac et Voltaire, Swift enfin. Même le Pinocchio de notre enfance n’est pas loin, quand Lucien et ses hommes font malgré eux un séjour dans le ventre d’une baleine.

L’Histoire véritable s’avère une lecture indispensable pour tout amoureux de la Lune et pour tout lecteur de SFFF. Disponible à un prix modique, qui plus est : plus aucune excuse pour ne pas franchir le pas.

Raphaël GAUDIN

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