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Les critiques de Bifrost

Kraken

Kraken

China MIÉVILLE
FLEUVE NOIR
558pp - 20,90 €

Bifrost n° 71

Critique parue en juillet 2013 dans Bifrost n° 71

« Nous ne voyons pas l’univers. Nous sommes dans l’obscurité d’un fossé, d’une tranchée profonde, à l’eau noire plus lourde que la terre, aux présences illuminées par notre propre sang, petites biolumes, prométhées héroïques et pathétiques, trop effrayés ou trop faibles pour voler le feu, mais capables de luire malgré tout. Les dieux sont parmi nous, rien ne leur importe, ils ne nous ressemblent en rien. »

L’univers de Billy Harrow s’est effondré lorsqu’il a découvert le vol du spécimen d’Architeuthis dux dont il a contribué à conserver le corps. Le calmar géant et sa cuve de verre ont disparu des collections du muséum d’Histoire naturelle de Londres, sans que la police ne trouve de signes d’effraction. Au sein de la vénérable institution, le forfait provoque l’émoi, mais guère davantage. Pour le jeune conservateur, l’événement paraît inexplicable. Il vient rompre en tout cas la monotonie d’une vie rangée, entièrement dévouée à l’étude, et lui ouvre des perspectives insoupçonnables. Cela commence par une convocation au poste de police, auprès d’une brigade spéciale, secrète jusque dans ses agissements. Ses membres le mettent en garde contre les menaces de sectes apocalyptiques et lui proposent leur protection contre sa collaboration. Déclinant leur offre, Billy ne tarde pas à découvrir que Londres pullule de sectes dissidentes et de puissances occultes, toutes intéressées par la disparition du calmar, et toutes à sa poursuite. Retrouver le spécimen dérobé au muséum devient alors pour lui d’une importance vitale…

A la fois ville mondiale et ville monde, Londres livre en pâture à l’imagination des conteurs, qu’ils soient cinéastes ou écrivains, ses paysages cosmopolites et ses légendes urbaines. A l’instar de Neil Gaiman, d’Alan Moore, de Michelangelo Antonioni (Blow-Up oblige) ou, plus près de nous, de Xavier Mauméjean, China Miéville se plaît à arpenter les venelles de la capitale anglaise. Un théâtre d’ombres et de lumière dont il affectionne tout particulièrement le hors champs. Depuis son premier roman, Le Roi des rats, en passant par Un Lun Dun (aka Lombres) et maintenant ce présent titre, il y revient avec la régularité d’un amoureux des espaces interlopes propices à tous les trafics et artifices de l’imaginaire.

Dans une cité en proie aux querelles de chapelle entre sectes apocalyptiques concurrentes, Kraken nous invite à plonger de l’autre côté du miroir. Une immersion à sensation, jalonnée de bizarreries et de mauvaises rencontres, où le caractère horrifique des situations se trouve heureusement désamorcé par un sens de la parodie et de la satire jubilatoire. A bien des égards, le roman de China Miéville impressionne par son inventivité. Un condensé du meilleur de la weird fiction.

Ainsi, on s’enthousiasme pour ce Londres parallèle, où l’auteur se livre à une hybridation entre sa culture livresque, musicale, cinématographique ou télévisuelle, et les ressorts du thriller, de la SF et du fantastique. On se délecte des descriptions surréelles émaillant la quête du héros. Que ce soient l’ambassade de la Mer, à l’ameublement cossu submergé par la marée, offrant gîte et couvert aux créatures des fonds marins, ou la pièce-puits du temple krakéniste, couverte de rayonnages de bouquins, une mine (au sens propre) de documents, de romans, d’essais hermétiques et de textes eschatologiques, China Miéville ne bride à aucun moment son imagination. Bien au contraire, il la libère, accouchant de visions baroques, quand elles ne sont tout simplement pas effrayantes.

On se régale également de la monstruosité des freaks et de leur nature insolite. En ce domaine, l’auteur britannique multiplie à foison les trouvailles visuelles et stylistiques. Toute une galerie de chimères, souvent grotesques, se dévoile au fil de la course-poursuite entre Billy et les chasseurs de prime à ses trousses. Menacé par le Tatoué et ses hommes de poing, pourchassé par Grisamentum, la légende urbaine, seuls Dane, apostat à sa religion, et Wati, le chaouabti révolutionnaire, sont en mesure de l’aider. Ils ne sont d’ailleurs pas de trop pour lui procurer les moyens et les connaissances pour survivre. Une médiation fort utile également pour l’introduire auprès des Londremanciens, société secrète vivant en symbiose avec la cité, au point de pouvoir lire l’avenir dans ses entrailles. Mais, parmi toutes ces chimères nées de la douance, variante locale de la magie, Goss et Subby décrochent la palme de la malfaisance. « Le maléfique aux longs doigts et au fils mort vivant » tient la dragée haute à un autre duo célèbre pour sa cruauté, les fa-meux M. Croup et M. Valdemar de Neverwhere.

A bien y réfléchir, il n’y a guère de choses à reprocher à Kraken, et s’il faut vraiment chercher la petite bête, c’est du côté de l’intrigue, un tantinet transparente, et de la narration, quelque peu décousue, que l’on peut trouver matière à tancer l’auteur.

Toutefois, en dépit de cette légère critique, Kraken s’avère un divertissement tenant toutes ses promesses. China Miéville y acquitte honorablement son tribut aux grands anciens, Lovecraft, William Hope Hodgson et Herman Melville, tout en apportant un zeste d’insolence et d’esprit punk bienvenus dans une fantasy dominée par les mêmes recettes et clichés. Avec ce septième roman, auréolé d’un prix Locus mérité, il se montre une fois de plus à la hauteur de sa réputation de faiseur d’univers. On attend maintenant de pied ferme Embassytown, annoncé pour 2014 au Fleuve noir.

Laurent LELEU

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