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Les critiques de Bifrost

Dead Zone

Dead Zone

Stephen KING
LIVRE DE POCHE
480pp - 6,60 €

Bifrost n° 80

Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80

John Smith est à l’image de son nom : passe-partout. Un physique quelconque, d’une nature plutôt discrète, un prof sans éclat particulier. John Smith est John Smith : le parfait produit middle-class blanche américaine de la fin des années 70, un personnage raisonnablement éduqué, plutôt pacifique et tolérant, politiquement peu engagé mais pas dupe pour autant des petites et grandes turpitudes agitant le monde qui l’entoure. Monsieur tout le monde, en somme. A ceci près qu’il a un don. Le don. (Non, pas le « shining »… un autre.) John Smith peut voir l’avenir. En partie tout du moins. Ça se produit par crises, suite à un contact physique — avec quelqu’un ou quelque chose. Un don qui, bien sûr, se pare des atours de la malédiction et va conduire notre non-héros vers un choix drastique. L’Amérique s’apprête à élire un mon-stre qui pourrait bien provoquer une catastrophe à l’échelle du monde. Et John Smith est le seul à le savoir. « Sup-posons que vous puissiez utilisez une machine à remonter le temps et revenir en 1932. En Allemagne. Et supposons que votre chemin croise celui d’Hitler. L’assassineriez-vous ? » (p. 283)

Dead Zone est le septième roman publié par Stephen King. En 1979, quand le livre paraît, l’auteur n’est pas encore la rock star des lettres qu’on connaît, mais il est déjà très riche, traduit dans quantité de pays et adapté au cinéma (le Carrie de de Palma est sorti deux ans plus tôt, le Shining de Kubrick sera diffusé l’année suivante). King est au sommet de son art, ou quasi. Il a publié ce qui reste à ce jour un de ses incontournables, Le Fléau (quoique dans une version « tronquée »). Le premier de sa dizaine de recueils à venir (Danse macabre) est encore tout chaud sur l’étal des libraires US…

En romancier naturaliste qu’il est, et en adepte d’une gestion toute psychologique de l’horreur, King pratique ici par petites touches, découpe son intrigue comme au scalpel. John Smith est un personnage brisé. Doublement. Les cinq ans de coma ayant suivi son terrible accident de voiture lui ont volé la vie qui lui était promise. Une vie que son « don » achève d’éparpiller aux quatre vents. A l’image du livre, construit autour de chapitres très courts (un procédé peu courant chez l’auteur) réunis en sous-ensembles qui tous racontent une cassure supplémentaire de notre non-héros, un chemin de croix, littéralement, jusqu’à l’ultime bascule qui poussera John au don de soi radical pour le faire changer de statut de façon extrême, conférant au personnage une dimension quasi messianique, presque christique. Dead Zone est l’un des romans les plus tristes jamais écrits par King, le récit d’un personnage à l’hypersensibilité hors normes, inapte par essence, brossé par un romancier surdoué de la caractérisation. Le tout sous-tendu par une figure du mal comme seul l’auteur de Ça sait en produire (à ce dire, l’apparition dudit « mal », pages 10 à 15 du livre, est une pure leçon d’écriture). Au final un excellent Stephen King, ayant bénéficié d’une adaptation cinématographique toute aussi excellente par un David Cronenberg en plein bourre (et qui clôt là une manière de trilogie hallucinée constituée par Scanners, Vidéodrome et donc Dead Zone — peut-être la meilleure période du réalisateur canadien) ; difficile, d’ailleurs, à la lecture du livre, de se débarrasser de la vision d’un Christopher Walken hanté incarnant John Smith… Bref, une très bonne pioche, un jalon important dans l’énorme corpus qui nous occupe, dans lequel King règle ses comptes avec la politique en général, et Nixon en particulier, et restitue à merveille l’époque dans laquelle le récit prend racine — la fin du Flower Power, le début des désillusions ; ce en quoi King est grand. N’était malheureusement une édition française dégueulasse (maquette repoussante, qualité d’impression fluctuante, et une traduction au mieux passable — bordel, c’est trop demander que de remplacer « Anges de l’enfer » par « Hell’s Angels » ?), une quasi constante concernant King en France pour le moins inadmissible…

Olivier GIRARD

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