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Les critiques de Bifrost

Coulez mes larmes, dit le policier

Coulez mes larmes, dit le policier

Philip K. DICK, Gérard KLEIN
ROBERT LAFFONT
12,10 €

Bifrost n° 18

Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18

Jason Taverner. Un nom célèbre. Très célèbre. Adulé par des millions de fans. Celui d'une star de la télévision. Un homme pour qui « cette vie publique, ce rôle d'animateur universellement connu qui était le sien était l'essence même de l'existence ». Il a tout. La richesse, la gloire, les femmes, et même l'amour.

Plus dure sera la chute.

Car, au début du deuxième chapitre, Jason Taverner se réveille. Seul. Dans un endroit inconnu, la chambre d'un hôtel minable. Plus aucune de ses relations, jointes au téléphone, ne le connaît. L'état-civil n'a aucune trace de sa naissance. Ses papiers d'identité ont disparu, et dans cette société fasciste, Jason le sait : « Sans papiers, Je ne survivrai pas deux heures. » Comment en effet passer les nombreux barrages de police ? On le prendrait pour un de ces étudiants échappés des campus-ghettos bouclés 24h/24 par la police. Au mieux, il finirait dans un des nombreux camps de travail.

Il n'existe pas. Il est une non-personne.

Il a tout perdu.

Le cauchemar. Le cauchemar dickien typique, où le « héros » n'a plus de prise sur la réalité.

 Mais Jason n'est pas un personnage dickien typique. II réagit. Il ne se laisse pas abattre. « Je dispose de trois atouts, songea-t-il. J'ai de l'argent, une bonne gueule et de la personnalité. Quatre, même : je suis aussi un six [un homme génétiquement supérieur] de quarante-deux ans. » Première étape du processus de survie : acheter des faux papiers.

 Et c'est le début d'une série de rencontres : Jason va partager quelques heures ou quelques jours de la vie d'un certain nombre de personnages, prétextes à l'exploration des différentes formes d'amour. Une jeune faussaire psychotique, une nymphomane vieillissante, une superbe chanteuse pop épouvantée par les fans, une artiste en céramique effrayée par les étrangers. Mais surtout Félix Buckman et son imprévisible sœur jumelle et épouse Alys, fétichiste, bisexuelle, droguée….

Dick, malgré sa haine de toute figure d'autorité, n'a sans doute jamais composé personnage aussi subtil, aussi complexe que ce Félix Buckman, général de police et amateur des pièces pour luth de John Dowland (plus particulièrement de Coulez mes larmes…), humaniste et manipulateur. C'est à lui que le titre du roman fait référence. Et ce n'est que justice, car il y éclipse tout le monde, n n'apparaît pourtant qu'au quart du récit, à un endroit où il est traditionnellement un peu tard pour introduire un nouveau personnage. Mais Dick s'en fiche. Comme d'ailleurs de l'explication S-F à donner à ce bizarre changement de réalité vécu par Jason Taverner, bien qu'il remplisse son contrat honnêtement et jusqu'au bout :

 « Ou alors c'est que nous sommes dans un monde parallèle au tien dans le temps et dans l'espace. Et… bref, tu es passé d'une façon ou d'une autre de l'univers où tu étais illustre a celui-ci où tu n'es rien du tout.[…]

— Évidemment, [répond Jason,] cela expliquerait tout, tu as raison. Mais je ne peux accepter ce genre d'explications. C'est comme ces romans de science-fiction à la gomme de Philip K. Dick qui faisaient mes délices quand j'étais gosse. Heureusement, on a fini par l'avoir. »

On remarquera au passage que, pour la première fois, Dick se retrouve — certes plus comme un clin d'œil qu'en véritable personnage — dans un de ses livres. Pour la première fois, la vie de l'auteur s'insinue dans son œuvre. Car, il le reconnaît lui-même, il y a mis tout le chagrin et la solitude qu'il ressentait du départ de sa quatrième épouse, Nancy. En cette fin d'année 1970, fauché, le fisc sur le dos, en panne d'inspiration (après quinze ouvrages écrits lors des cinq années précédentes, il n'entreprendra l'écriture du suivant, Substance mort, qu'en 1973), sans reconnaissance, ni compagne ni amour — situation inverse de celle de Jason Taverner (auquel il a donné son âge) dans les premières pages — il se tient au bord du gouffre dans lequel il va bientôt tomber.

Si Dick a écrit ce roman, c'est surtout pour mettre par écrit ses réflexions sur l'amour, sur les rapports entre les êtres humains. D'où ces longues conversations pleines de sensibilité entre les protagonistes.

Voilà ce qui fait l'envoûtement de Coulez mes larmes, dit le policier. Ceux des lecteurs au fait de la biographie de Dick verront peut-être « l'auteur à travers le tissu des mots », mais pour tous ceux qu'une S-F proche de l'homme attire plus que des exploits héroïques entre les étoiles, l'humanité vibrante des personnages évoluant dans ce livre à l'atmosphère inquiétante et mélancolique sera une rencontre marquante.

Gilles GOULLET

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