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Les critiques de Bifrost

La Parabole du semeur

La Parabole du semeur

Octavia E. BUTLER
AU DIABLE VAUVERT
392pp - 17,50 €

Bifrost n° 108

Critique parue en octobre 2022 dans Bifrost n° 108

Publiées respectivement en 1993 et 1998, La Parabole du semeur et La Parabole des talents sont les deux premiers tomes d’une série qu’Octavia E. Butler avait imaginée comme une hexalogie. L’autrice se lança dans l’écriture du troisième volume mais, traversant pendant plusieurs années une période anxieuse et dans l’incapacité d’écrire, elle laissa la série inachevée à son décès en 2006. Pour autant, ces deux romans témoignent de sa puissance créative et se sont imposés comme des œuvres majeures au cœur de ses thèmes de prédilection.

Au début des années 2020, la conjonction de trois crises, climatique, politique et sociale, plonge les États-Unis d’Amérique dans le chaos. La misère et la violence qui en découlent se propagent de manière incontrôlée dans les villes et ce qui sera nommé plus tard l’Épidémie gagne l’ensemble du pays. De grandes entreprises privatisent des villes, aliénant financièrement leur population contre la promesse d’une sécurité qui disparait progressivement partout ailleurs. L’exploration spatiale a mené l’humanité sur Mars, mais est abandonnée car trop onéreuse et éloignée des préoccupations légitimes en ces temps de cataclysme. La nation s’effondre, emportant avec elle les derniers lambeaux du grand rêve américain.

La Parabole du semeur est le journal, écrit au jour le jour, de Lauren Olamina. Lauren a quinze ans. Elle est hyperempathe et partage physiquement la douleur d’autrui. Ce qui, pour son entourage, constitue un handicap, lui a permis de se faire une idée précise de la nature humaine. Cet effondrement de la société qui l’entoure, elle l’a anticipé et elle s’y prépare. Son père est enseignant et pasteur baptiste dans la ville de Robledo, bourgade fictive située dans la banlieue de Los Angeles. Il dirige sa famille et la petite communauté, constituée de quelques familles principalement d’origines africaines et hispaniques, qui se protège des pillards, des drogués et des plus pauvres qu’eux derrière le mur qui enferme leur quartier. Mais ni leurs armes ni leur volonté d’entraide ne suffisent et la communauté est attaquée, ses membres assassinés et leurs maisons brûlées. Le massacre jette Lauren et une paire de survivants sur les routes. Ne partageant pas la foi chrétienne de son père, elle a développé une nouvelle croyance, qu’elle nomme la Semence de la Terre, sans dieu personnifié, bon ou mauvais, mais centrée autour du concept de Changement, appelant à façonner le monde tel qu’il doit être. Pour elle, l’humanité doit viser les étoiles. Cette idée va lui permettre de survivre sur les routes, en échappant aux meurtres, aux viols, et aux pillages qui rythment la vie de ceux qui sont soumis à l’errance forcée. Elle va aussi porter son désir utopique de reconstituer une communauté autour de ces nouveaux préceptes en réponse à l’effondrement. En route, Lauren agrège autour d’elle quelques personnes qui constitueront le noyau de la communauté autonome de la Chênaie, qui sera la première expression de la Semence de la Terre.

La Parabole des talents reprend le récit quelques années plus tard, mais donne la parole à Asha, la fille de Lauren et de son mari Taylor Bankole. Par ce changement de perspective, Octavie E. Butler donne à lire un autre récit, critique du premier mais tout aussi sombre et violent. La communauté de la Chênaie a vécu selon les préceptes humanistes de Lauren, basée sur l’entraide et la tolérance, accueillant une population multiethnique, sans regard sur l’orientation sexuelle, l’âge, l’état physique ou les croyances de chacun. Mais la période de chaos a été suivie de l’élection à la présidence des USA d’un chrétien fondamentaliste qui jure de rendre sa grandeur à la nation et dont les milices vont semer, une fois encore, la terreur. La Chênaie est démantelée et transformée en camps de rééducation, les adultes tués ou réduits en esclavage, les enfants séparés de leurs parents pour être envoyés dans de bonnes familles chrétiennes. C’est ainsi qu’Asha, trop jeune, n’a connu ni sa mère ni son père. Désormais âgée d’une trentaine d’années, Asha reprend le récit cruel de la vie de Lauren à travers celui de sa propre existence, des extraits des journaux de son père et de sa mère. Malgré – ou grâce à – ses quelques longueurs, ce second roman fournit un nouvel éclairage et offre un contexte plus élaboré que le premier, en explicitant la situation géopolitique du pays et du monde dans cet avenir proche et terriblement prophétique. Lauren subira à nouveau la violence, les sévices, l’esclavage, puis une nouvelle errance durant laquelle elle recrute et rebâtit infatigablement la Semence de la Terre. Asha ne pardonnera pas à sa mère d’avoir consacré sa vie à ce culte tourné vers un destin inaccessible, et lorsqu’elle la rencontre enfin, les deux femmes ne se comprennent pas.

Violente, cruelle, et engagée, la série des paraboles propose une critique acerbe de la société américaine et explore les thèmes communs aux romans d’Octavia E. Butler : l’effondrement de la société, l’asservissement et la négation de la personne, l’échec de la structure patriarcale et de la famille conventionnelle, la dogmatisme religieux et politique, mais aussi la recherche d’une utopie qui place au centre du récit un héros d’ascendance africaine, des communautés multiethniques, la diversité et le féminisme. Les deux romans forment une très marquante saga familiale et humaniste au cœur de laquelle se trouve une quête de sens et de spiritualité comme moyen de survie dans la grande Histoire dont les soubresauts erratiques n’en finissent pas de briser les individus et les peuples.

FEYD RAUTHA

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