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L'une rêve, l'autre pas

1. - Beggars in Spain, 1993, roman inédit en français

1.5. - « Méfiez-vous du chien qui dort… » (« Sleeping Dogs » , 1999, novella traduite de l’américain par Marianne Thirioux, dernière édition VF : Horizons lointains, J’ai Lu « SF », 2005)

2. - Beggars and Choosers, 1994, inédit en français

3. - Beggars Ride, 1996, inédit en français

 

L’histoire débute en 2008, une époque où une invention a permis l’accès à une source d’énergie illimitée et gratuite. Le riche Roger Camden veut le meilleur pour son héritière. Justement, une modification génétique in vitro permet de se passer du sommeil, temps « perdu » occupant le tiers d’une vie. Mais l’épouse de Camden tombe enceinte de jumelles hétérozygotes : Leisha est une Non-Dormeuse, Alice est normale. Leisha aura tout le loisir pour apprendre plus de choses et briller en société ; Alice sera normale. Qui plus est, effet secondaire de la modification génétique, les Non-Dormeurs vivront plus longtemps. Tandis que Leisha et Alice s’éloignent l’une de l’autre, la société se met à craindre les Non-Dormeurs et leurs meilleures capacités… Pourtant, ceux-ci ne visent pas autre chose qu’aider leurs semblables. C’est là l’intrigue de L’une rêve, l’autre pas, court roman couronné par les prix Asimov’s, Hugo et Nebula ainsi qu’un Grand Prix de l’Imaginaire – excusez du peu. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : comme souvent chez Nancy Kress, cette novella originelle a donné lieu à un roman, Beggars in Spain, dont L’une rêve, l’autre pas constitue le premier quart. Ce roman nous amène dans la seconde moitié du xxie siècle : le fossé entre les riches Non-Dormeurs et les autres humains ne cesse de se creuser. Face à la haine dont ils sont victimes, les Non-Dormeurs finissent par se retirer dans une zone sanctuaire des USA avant de fuir dans l’espace, à bord de l’orbitale Sanctuaire ; sur Terre, Leisha, persuadée que Dormeurs et Non-Dormeurs forment toujours une même espèce, tente toujours de promouvoir l’harmonie. À bord de Sanctuaire, dirigé d’une main de fer par Jennifer Sharifi, les Non-Dormeurs continuent d’expérimenter, jusqu’à créer des Non-Dormeurs améliorés, plus intelligents encore : les Supers. Lorsque Sanctuaire veut déclarer son indépendance, la chute de Sharifi viendra de Miranda, sa fille améliorée.

Beggars and Choosers débute quelques années plus tard, au début du xxiie siècle. La population des USA se divise désormais entre Non-Dormeurs (habitant tous Sanctuaire), donkeys génétiquement modifiés (mais pas insomniaques), et livers normaux, qui forment le gros de la société. Le roman délaisse Leisha Camden pour se concentrer sur trois autres personnages : Billy Washington, un liver vieillissant, Diana Covington, donkey qui travaille pour une organisation gouvernementale chargée de réguler les modifications génétiques, et Drew Arlen, artiste et amant de Miranda Sharifi. Face aux inégalités grandissantes, les Supers menés par Miranda finissent par répandre une invention altérant génétiquement tous ceux qu’elle touche : ils deviennent autotrophes. Le but, rendre tout un chacun autonome. L’idée est louable mais prouve ses limites dans Beggars Ride , situé au début des années 2120. Les USA, en voie de désagrégation, sont parcourus par des tribus de livers autarciques. Miranda et Jennifer Sharifi, désormais sortie de prison, continuent de s’opposer. On suit dans ce dernier volume Jackson Aronow, médecin que le changement provoqué par Miranda a privé de patients, et sa sœur Theresa, jeune femme asociale qui refuse obstinément le changement. Quel avenir reste-t-il pour l’humanité ?

En 1999, Nancy Kress a ajouté un nouveau chapitre à sa trilogie, sous la forme d’une novella incluse au sein de l’anthologie Horizons lointains réunie par Robert Silverberg. Avec « Ne réveillez pas le chien qui dort… », l’auteure s’intéresse à un aspect inexploré de « Sleepless  » : les animaux génétiquement modifiés. Lorsque la petite Precious est tuée par un chien non-dormeur, la vie de sa grande sœur Carol Ann en est bouleversée à jamais. Pourquoi ? Comment ? Elle va tout tenter pour retrouver les responsables et obtenir des réponses à ses questions brûlantes… jusqu’à croiser le chemin de Jennifer Sharifi.

Le premier roman tire son titre d’une réflexion que se fait Leisha : on croise un mendiant en Espagne, on accepte volontiers de lui donner un sou. Six mendiants, oui, on leur donnera aussi une petite pièce. Mais cent mendiants ? Non, c’est sûr. Néanmoins, c’est occulter une partie de la réalité : l’Espagne n’est pas peuplée que de mendiants. Mendiants, gens fortunés, etc., tous font partie d’un écosystème. Le premier roman de la trilogie « Sleepless » propose des pistes de réflexion sur l’égoïsme rationnel d’Ayn Rand (développé dans La Grève, ouvrage récemment paru aux Belles Lettres et critiqué dans notre précédente livraison) et l’anarchisme des Dépossédés d’Ursula Le Guin. A-t-on besoin d’une élite super-intelligente et immortelle pour nous guider ? Mais que valent les bonnes intentions face à l’inertie crasse des gens ? Quelles conséquences morales pour les modifications génétiques ? A-t-on le droit de modifier nos semblables, pour leur bien, peut-être, mais sans requérir leur avis ?

Des plus intéressante sur le papier, la trilogie «  Sleepless » peine cependant à passionner. Si les quatre novellas composant Beggars in Spain se lisent avec un plaisir certain, les deux romans suivants prouvent surtout que Nancy Kress est bien plus à l’aise sur la distance du court roman (ce que confirme « Ne réveillez pas le chien qui dort… »). Personnages falots, enjeux distants : trop souvent l’encéphalogramme reste plat. Dommage. Reste L’une rêve, l’autre pas, un texte important, qu’on ne se privera pas de lire et relire.

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