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Les critiques de Bifrost

Chroniques des années noires

Chroniques des années noires

Kim Stanley ROBINSON
PRESSES DE LA CITÉ
708pp - 22,50 €

Bifrost n° 106

Critique parue en avril 2022 dans Bifrost n° 106

« Dark Ages » : l’expression anglaise, désignant le plus souvent le Moyen-Âge, est d’une non-neutralité maintenant reconnue, les années qui séparent l’Antiquité tardive de la Renaissance en Europe n’ayant rien de sombre, au contraire de ce que l’on pensait volontiers jusqu’au début du XXe siècle. On s’étonnera donc ici du titre français du présent roman : après tout, The Years of Rice and Salt – « Les années de riz et de sel » — a pour qualité de ne pas évoquer d’emblée un récit au contenu sinistre…

Point de divergence de cette uchronie, l’Europe n’y a pas surmonté l’épidémie de peste bubonique, dite « noire », des années 1340, les États s’y effondrent et disparaissent, et les populations elles-mêmes s’éteignent. L’or des Amériques ne vient pas nourrir la puissance européenne – en alimentant son économie par le truchement des guerres espagnoles contre la Réforme protestante et la France au XVIe siècle. À la place, les civilisations maintenant dominantes du Vieux Monde – l’une organisée par une loi religieuse, celle de l’Islam, l’autre par une bureaucratie tentaculaire, celle de la Chine – ont le champ libre pour leur propre confrontation. Écrit en 2003 (sept ans après Le Choc des civilisations de Samuel Huntington, donc, et deux après les attentats contre le World Trade Center), Chroniques… pourrait se laisser interpréter de prime abord comme un roman à thèse apportant par quelque bizarre moyen sa contribution à un édifice controversé.

Au deuxième abord, toutefois, la construction littéraire de cette uchronie vient montrer que cette conclusion triviale ne serait pas la bonne. Ces Chroniques… ne constituent en aucun cas des textes autonomes, puisque leurs personnages majeurs, malgré les six siècles de temps qu’elles couvrent, sont à chaque fois les mêmes : B. tout d’abord, l’individu prudent et routinier ; mais aussi et surtout K., son partenaire ambitieux et brillant jusqu’à l’incandescence. Représentés à chaque époque visitée par des incarnations différentes, changeant de nom (mais jamais d’initiale) comme de sexe ou de condition, ces deux personnages portent en réalité la vision de l’auteur pour qui l’Histoire est pétrie d’humanité plus que de grands hommes. L’un des arguments de ce roman est le sort fait aux femmes, en terre d’islam comme en terre chinoise, et le mouvement irrésistible qu’elles font vers une libération de la tutelle patriarcale ; son schéma consiste à montrer que les idées de démocratie représentative et de gestion internationale ne sont pas l’apanage de la pensée européenne, mais plutôt la conséquence des conflits entre cultures. À ce titre, on pourrait presque entendre Chroniques des années noires comme un anti-Choc des civilisations !

Si l’uchronie questionne toujours l’Histoire (et révèle aussi le profond désir de l’être humain d’y trouver un sens), le présent roman le fait en construisant un système cohérent dans les trois dimensions : géographique, ce qui transparaît par exemple avec les cartes qui introduisent chaque nouvelle chronique ; temporelle, où la chronologie réelle finit par se paralléliser avec celle des chroniques – au prix, parfois, de quelques libertés littéraires telles que la présence d’un seul très long conflit mondial plutôt que deux plus courts ; et humaine, enfin. On pourra regretter que cette dernière dimension soit soutenue par l’irruption d’une forme de transcendance, dont les implications spirituelles sont susceptibles d’agacer le lecteur – que l’on croie ou non à la réincarnation, sa répétition en tant qu’argument littéraire finit par ressembler d’un peu trop près à un procédé – mais cela ne remet pas en question la solidité de l’ensemble. À ce titre, Chroniques des années noires est un roman important : de ceux qui portent une certaine idée de l’humanité.

Arnaud BRUNET

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