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Les critiques de Bifrost

Abimagique

Abimagique

Lucius SHEPARD
LE BÉLIAL'
112pp - 8,90 €

Bifrost n° 96

Critique parue en octobre 2019 dans Bifrost n° 96

Pour la deuxième fois, après Les Attracteurs de Rose Street en 2018, la collection « Une heure-lumière » accueille l’un des auteurs fétiches du Bélial’ : Lucius Shepard, toujours traduit par Jean-Daniel Brèque.

Seattle, aujourd’hui ou presque. Propulsé au rang de spectateur par le biais d’une narration à la deuxième personne du singulier particulièrement efficace et immersive, le protagoniste du récit fait la rencontre d’Abimagique, jeune femme aussi ronde que magnétique, qui, sous un maquillage outrancier et des colifichets gothiques, révèle bientôt son hyper sensualité et sa pratique (intense !) du sexe tantrique. Débute alors une relation passionnée, orageuse et intense, dans les méandres du domicile de la belle, un lieu aussi foutraque qu’étrange aux murs parés de nombreux objets ésotériques et chamaniques, autel incarné d’un engagement écologique viscéral tourné vers une magie animale et végétale. Abimagique est massothérapeute, elle connaît les gestes qui font le bien, y compris ceux que l’on peut accomplir pendant l’acte amoureux, décuplant le plaisir, au risque d’exacerber les sensations de manière douloureuse… Bref, c’est une magicienne, qui envoûte proprement le protagoniste, lequel s’enferme dans cette nouvelle relation qui l’engloutit tout entier, et ce malgré l’irruption d’un handicapé qui affirme être un ancien amant d’Abi, et l’affirme responsable de son état physique…

Lucius Shepard est de retour, et c’est le versant horrifique de son œuvre qui est concerné. L’auteur américain n’a pas son pareil pour, doucement, insidieusement, instiller le doute dans l’esprit du lecteur, le déstabilisant au travers de faux-semblants, d’un aller-retour permanent entre le vrai et le faux, qui se confondent et s’inversent, et de visions proprement insupportables (on pense à la scène, réelle ou fantasmée, avec Gerald). Par le biais d’une écriture fiévreuse, irrespirable, au sens propre comme au figuré, qui vous happe dès les premières lignes pour vous lâcher, anéanti, la dernière page terminée, She-pard bâtit un récit à nul autre pareil, multipliant allusions mythologiques et clins d’œil à la pop culture (les anges y côtoient Star Trek). On commence à trouver prévisible l’envoûtement progressif de « Carl » (dont on ne connaîtra jamais le réel prénom) par Abimagique ? L’écrivain fait voler en éclats la figure de la sorcière rusée et perfide pour lui prêter de plus nobles ambitions, qui brisent les quelques certitudes auxquelles le lecteur était parvenu. Au détour de ce petit jeu de vérité et de mensonge, nul ne sait plus, en définitive, si le protagoniste a davantage à gagner qu’à perdre en partageant la vie d’Abi. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Shepard souffle le chaud et le froid, propose une expérience totale qui parle à tous les sens, cajole sur une page pour effrayer lors de la suivante. Tout en se gardant de livrer l’ensemble des clés de son récit, car trop de certitudes auraient affadi un texte qui, malgré sa longueur de novella, réussit le prodige d’être aussi percutant que des récits bien plus courts. Abimagique est éprouvant ; pourtant, sitôt le livre refermé, on en redemande. Envoûtant, efficace et addictif. Du grand art…

Bruno PARA

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