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Les critiques de Bifrost

Un Vampire ordinaire

Un Vampire ordinaire

Suzy McKee CHARNAS
ROBERT LAFFONT
378pp - 21,00 €

Bifrost n° 60

Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60

Qualifié dès sa sortie de roman classique de la littérature moderne, intuition que le temps a confirmée, le récit de Suzy McKee Charnas n’est pas plus un fix-up qu’un recueil de novellas, mais adopte la forme stochastique de la mémoire qui est celle du protagoniste. Cinq moments d’une vie, elle-même fragment d’une longue existence, permettent de suivre un grand prédateur.

Dans « L’esprit ancien en action », premier texte du roman, on découvre ainsi le docteur Edward Lewis Leyland, Ph. D., brillant professeur d’anthropologie au Cayslin College de New York. Grand, grisonnant, légèrement voûté, d’une beauté froide qui séduit toutes les femmes mais fait aussi dire de lui par certains collègues qu’il est un « salaud dédaigneux », Leyland aime le confort ou plutôt la tranquillité. Individu solitaire, qui paradoxalement attire l’attention au sein du milieu universitaire friand de cancans, le seul plaisir qu’on lui connaît est de foncer sur les routes à bord de sa superbe Mercedes-Benz. Un palliatif aux chasses d’antan, car cette bête de travail est aussi une créature féroce, d’une surprenante longévité. « Leyland » n’est qu’une identité empruntée à une pierre tombale de Nouvelle-Angleterre, tout comme il n’est pas un descendant d’immigré allemand. Il ne sait rien de lui-même sinon qu’il est un vampire, sans commune mesure avec les fictions de livres que méprise ce lettré. Son appétit de savoir a pour but d’assouvir une autre faim, compagne de siècles qu’il doit tous les jours contenter. Dans ce but, le directeur du Centre pour l’Etude de l’Homme utilise son programme d’étude des rêves pour endormir les étudiants volontaires et leur faire une ponction de sang. Non sans les avoir au préalable soumis à une analyse de sang afin d’éliminer les sujets consommateurs de drogues ou atteints d’une maladie. Leyland ne voit qu’un cheptel dans la communauté d’étudiants.

Un autre regard est celui de Mrs de Groot. Veuve d’un professeur, assurant depuis la fonction d’intendante, cette native d’Afrique occidentale entretient elle aussi une vision distanciée. Elle déplore que Jackson, l’employé noir de maintenance, soit ignorant de son passé : « Sa vraie place était dans une couverture rouge, la peau luisante d’huile et les cheveux nattés. » Aucun mépris, bien au contraire, chacun devrait apparaître tel qu’il est, et la nostalgique du Veldt, formée à la chasse au rhinocéros et au léopard, a compris qui est vraiment Leyland. Vampire et Afrikaner se rejoindront dans une traque, chacun devenant à son tour l’ombre et la proie.

Blessé, Leyland se retrouve, dans « Le pays du contentement perdu », capturé par Roger, un escroc à la petite semaine. Il le tient encagé dans une chambre à barreaux métalliques. Le vampire est nourri à partir de poches de sang puis par des donneurs volontaires. Mais très rapidement, Roger est convaincu par Alan Reese d’exploiter sa prise. Reese, occultiste bâti en force, doté d’un authentique charisme, souhaite organiser un sacrifice afin de s’emparer de la puissance du vampire, une cérémonie à l’usage de riches amateurs venus du monde entier. Pour cela, il affame le captif. Leyland parviendra à éveiller la compassion de Mark, neveu de Roger. Solitaire et réservé, le prisonnier fait cas de son geôlier, adolescent introverti. Durant les heures de garde, Mark dessine les plans de Skytown, une cité spatiale, sa vision du futur. De même, le vampire privé de passé songe constamment à l’avenir. Leyland parviendra à fuir.

Mais il lui faut revenir, recouvrer son poste de professeur. Dans « La dame à la licorne », le brillant universitaire doit se soumettre à une évaluation psychologique, suite à l’incident survenu au Cayslin College qu’il est parvenu à étouffer. « Il semble que je sois victime de l’illusion d’être un vampire », déclare-t-il à Floria, analyste dont le cabinet est situé à Central Park South. La thérapeute, qui vit elle-même une crise, voit d’abord en Leyland un individu dépressif. Mais au fil des séances le cas lui apparaît comme un magnifique sujet d’études, pouvant donner lieu à un livre à succès, dans la lignée de L’Homme aux loups de Sigmund Freud. Pour au final se laisser séduire par un habile manipulateur qui truque ses réponses, donne à ses actions concrètes une simple dimension symbolique. Mais le jeu n’est pas sans risques. L’esprit parasité par le questionnement de Floria, l’analyste apparaissant alors comme un vampire psychique, Leyland craint de s’affaiblir, pareil à la licorne des contes qu’une vierge amadoue avant que n’arrivent les chasseurs. Il mettra un terme aux séances de façon inattendue, à sa propre surprise.

L’ « Intermède musical » permet de le retrouver à l’université d’Albuquerque, Nouveau-Mexique. Son poste, beaucoup moins exposé que celui de New York, lui garantit de travailler au calme, un labeur fait de chasse et d’études. Convié à une représentation de La Tosca à l’opéra de Santa Fe, le docteur Leyland ne peut se défiler. Mais, suite à son dernier repas, il n’a pu bénéficier du court sommeil nécessaire à sa digestion. Leyland se sent lourd, irritable, beaucoup trop perméable au pouvoir de la musique qu’il a découvert au New York City Ballet. Alors que la création artistique lui apparaît navrante, en regard d’une Nature tellement riche et pourtant oubliée des humains, musique et danse éveillent en lui son instinct primitif. Le vampire commettra un meurtre sauvage en coulisses, occasion de l’unique réminiscence du roman : il a suivi en 1800 les armées du général Bonaparte. Une vision du passé qui le recentre sur son présent : sa vie factice est de plus en plus menacée.

Ainsi « La fin du docteur Leyland » le voit travailler à mettre un point final à son grand œuvre, une recension des rêves humains, lui qui ne rêve jamais. Mais l’un de ses collègues conçoit un outil statistique portant sur la provenance sociale des enseignants et de leurs étudiants. L’étude ne manquerait pas de révéler les failles dans l’identité du prédateur. En danger, Leyland passe ses week-ends à faire de l’escalade pour repérer une grotte qui lui assurerait un abri en vue de son prochain long sommeil. Ce n’est pas sans regrets qu’il s’apprête à quitter cette existence, mais ses dernières expériences l’ont rendu trop vulnérable. Et, depuis quelques temps, le chasseur a l’impression d’être suivi par une Volkswagen bleue. Alan Reese a fini par le retrouver et cherche maintenant à l’utiliser pour fonder une nouvelle religion, quitte à employer tous les moyens, chantage et usage de drogues. Le récit s’achève sur la fin de Leyland, mais rien n’est vraiment terminé.

Profondément novateur, le roman de Suzy McKee Charnas n’est pas sans évoquer toutefois un épisode de Twilight Zone, première saison (1959-1960). Dans Longue vie, Walter Jameson, sur un scénario de Charles Beaumont, le personnage principal est un universitaire, professeur d’histoire. Son futur beau-père, lui-même enseignant, est troublé par une photographie datant de la guerre de Sécession, car l’un des officiers qui y figure est le portrait craché du jeune chercheur. De fait, cet immortel ayant connu So-crate est spécialiste de textes anciens qu’il a lui-même écrits.

D’autres rapprochements sont possibles sans rien ôter à l’originalité du récit. Ainsi, de nombreux critiques situent le roman de Suzy Mc-Kee Charnas dans la lignée du Je suis une légende de Richard Matheson. La com-paraison n’est en rien outrée, car la créature d’Un vampire ordinaire tranche elle aussi radicalement avec la vision convenue du suceur de sang. La morphologie de « Leyland » est en apparence humaine mais ses attaches musculaires, sem-blables à celles du léopard, lui assurent vitesse et puissance. Il se nourrit au moyen d’un aiguillon disposé sous la langue qui sécrète un anticoagulant afin que le sang puisse couler. Ses proies se réveillent com-me après un léger étourdissement et ne deviennent pas vampires. D’ailleurs, « Ley-land » pense être l’unique représentant de son espèce, rêve et redoute en même temps de rencontrer un sujet qui lui soit sembla-ble. Il ne se reproduit donc pas, le sexe n’est qu’un instrument de chasse visant homme ou femme indistinctement, et sans jamais con-clure. « Vous accoupleriez-vous avec votre bétail ? » lâche-t-il à son analyste. L’anthro-pologue étudie l’humanité qu’ironie du pa-radoxe, il instruit : « Je dois boire leur sang pour me nourrir ; par conséquent je ne peux vivre seul et me désintéresser de leur histoire. » Cette nécessité de perpétuellement s’instruire tout en éduquant n’est pas sans danger. Lors d’un cours de travaux pratiques, « Leyland » pourrait façonner un coutelas en silex, sans se remémorer quand il a appris les gestes. Mais ne le fait pas car l’outil serait beaucoup trop parfait. L’instinct du vampire lui commande de ne pas éveiller les souvenirs parasitaires du passé, afin de vivre dans l’instant. D’où la nécessité des plages d’un long sommeil, périodes de coma intermédiaire entre deux existences qui le plongent dans l’amnésie. Un temps mort que « Leyland » doit sans cesse écourter, car les progrès du genre humain sont tels qu’il ne peut rester trop longtemps éloigné. Au réveil, le chasseur ne se souvient que des langues et des techniques apprises. La vie n’offre à son terme d’autre enseignement qu’elle-même, bientôt effacé par l’oubli. Ce qui suit relève de l’inconnu, que l’on soit vampire ou mortel.

Xavier MAUMÉJEAN

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