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Les critiques de Bifrost

Résurgences

Résurgences

AYERDHAL
AU DIABLE VAUVERT
492pp - 22,00 €

Bifrost n° 60

Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60

Le choix du titre d’un roman n’est jamais anodin. Ceux d’Ayerdhal, expert en la matière, procèdent d’une exigence qui dépasse la pure logique fonctionnelle : allier l’esthétique au sens. Scrupuleusement, les résurgences du présent opus figurent le retour de personnages et de thématiques évoquées dans Transparences dont il est, six ans plus tard tout de même, une suite indirecte (mais sans doute pas la conclusion). En filigrane, existe toujours l’idée que la transparence serait une sorte de régime symbolique régissant les rapports des êtres humains entre eux. Mais de quelle transparence parle-t-on, au juste ? Celle des tueurs d’Ayerdhal, soit la capacité — à la limite du fantastique — de se fondre dans un décor et dans un personnage, arme ultime d’un arsenal de super-héros ? Celle des contingences humaines, des antichambres du business et de la politique tenues par les mafias toujours plus ou moins policées, ou celle des ignorés, des invisibles comme vous et moi, de la masse silencieuse et spectrale qui cherche la vérité dans le spectacle donné par les grands ? La première est un choix (encore que) : la volonté d’être dépossédé, l’ivresse, le danger, la sensualité, l’oubli, la peur, le vertige, la présomption de tout avoir et d’être tout le monde à la fois ; et le risque plaisant de se perdre, de tout perdre. La seconde est un repoussoir : personne ne veut être ignoré, le monde se donne aux moins discrets ; à l’inverse, on aurait tort de croire que les grands hommes appartiennent au grand jour, ce qu’ils affichent n’est que la surface d’un continent de ténèbres où se diluent toutes certitudes.

Transparence ? Concept trouble, ambigu, insaisissable. Faire de cette ambiguïté sa propre partition, c’est ce qu’Ayerdhal a toujours recherché. A 50 ans passés, ce type a déjà tout connu : en 1990, petit maître désigné pour son surgissement dans le milieu avec un premier cycle en guise de territoire conquis, La Bohème et l’Ivraie. Instigateur du renouveau de la S-F française avec l’anthologie Genèses en 1999. Dans la foulée, cassé comme une merde par une partie de la critique pour Etoiles mourantes. Gros succès public avec Transparences, dans lequel s’amorçait un glissement de la S-F vers le thriller. Le voilà revenant, pas encore remis de cette métamorphose que déjà pressé d’en explorer les nouveaux contours, d’ajouter un nouveau chapitre à sa tragédie postmoderne : refaire encore un livre où tout est de l’ordre du défi.

Qui rencontre-t-on dans Résurgences ? Les habitués d’Ayerdhal : des personnages entiers, intello désabusés, flics suspects, seconds cou-teaux, des hommes et des femmes aimants à qui le monde ne laisse pas beaucoup de place pour vivre. Et puis des hommes et des femmes, peut-être les mêmes, qui voudraient se réinventer. Dure tâche, car si l’on suit Ayerdhal dans son raisonnement, la réalité vous rattrape toujours. La réalité des habitudes, des origines ou du milieu autant (sinon plus encore) que la triste réalité du système. Il en était ainsi dans Transparences. Disons que ça n’a pas l’air de vouloir s’arranger.

Stephen Bellanger, criminologue vedette et amant temporaire d’Ann X, la tueuse aux mille visages de Transparences, est enlevé par un agent des services secrets français qui veut le remettre sur la piste de son ex-girlfriend, dont il ne croit pas à la disparition. Laquelle Ann X, bien vivante, troublante karatéka aux formes de succube, cherche à renaître en se débarrassant de son ancien moi. Cette « renaissance » (qui est aussi, d’un certain côté, une résurgence) passera par le Marksman, le faux frère, le double ténébreux, dont la propre résurrection passe par la mort de tous ceux — amis, confrères, employeurs — qui ont croisé ou simplement approché sa trajectoire. A Ann X et au Marksman, les polices, les services secrets du monde entier disputent la géographie du jour et de la nuit, la frontière de la morale et du devoir, la délimitation mouvante de la loi et de la liberté. L’intrigue policière se double d’une réflexion sur l’état du monde. Inspirés de nombreux faits d’actualité, certains développements du roman évoquent le sort tragique des sans-papiers, des sans-abris, qui vont trouver la force, sans arme ni haine ni violence, de devenir un peu moins transparents. On se gardera d’en révéler davantage.

Résurgences s’étend sur 500 pages, et malheureusement il en paraît le double. Parce qu’Ayerdhal n’a pas vraiment su prendre au cou son lecteur, le tétaniser. Peu importe au fond que les invraisemblances se succèdent dans un scénario finalement peu crédible ; l’essentiel de la S-F et du thriller se nourrit de ces invraisemblances. C’est sur la partie construction que le bât blesse. Séquences à rallonge (toutes celles relatant la captivité de Bellanger, notamment) et dialogues interminables diluent inutilement une intrigue dans l’ensemble mollassonne. Regrettable, d’autant que l’auteur prouve, à d’autres moments, qu’il est capable d’écrire des scènes aussi tendues que des cordes à piano, ou d’une grande puissance d’évocation : ici, une partie de shoot’em up orchestrée par le Marksman ; là un défilé de SDF transcrit ou plutôt tourné (il s’agit d’un reportage) comme un pur vertige, une pure exaltation. Parfait résumé de la conviction époustouflante déployée par le livre. Ayerdhal est un auteur dit « engagé », libertaire sur les bords. Son roman peut se lire comme un outrage à l’ordre mon-dial, qui ressemble exactement au mental de celui qui l’a imagi-né. Politique et manichéen. Brouil-lon parfois. Excessif toujours.

Drôle de printemps 2010 où deux livres, celui-ci et Métacortex, auront fait passer en force des scénarios abracadabrants mais que terrasse une demande urgente de mythologie. Dans un monde devenu incompréhensible, le plausible n’a plus lieu, n’opère plus. Ayerdhal et Dantec ont compris cela, qui s’amusent à faire des tête-à-queue avec la vraisemblance pour atteindre la tragédie.

Au risque, même, chez Ayerdhal, de glisser sur l’épilogue ? Il est vrai que sa conclusion, ici, sonne un peu comme soufflée par un excès de gourmandise didactique. Sans la dévoiler, disons qu’elle souffle le chaud (poésie de l’image dans un premier temps) et le froid (lourdeur du dialogue de fin, démonstratif et en deux mots parfaitement inutile) à l’image de tout le roman.

Peu importe, le gone tient là le deuxième acte de sa tragédie postmoderne, bâti à partir d’une portion d’individus sans importance. Des individus comme on les aime : orgueilleux, luttant à perpète contre leur propre transparence.

Sam LERMITE

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