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Les critiques de Bifrost

Les mémoires d'Elizabeth Frankenstein

Les mémoires d'Elizabeth Frankenstein

Theodore ROSZAK
LIVRE DE POCHE
575pp - 7,60 €

Bifrost n° 47

Critique parue en juillet 2007 dans Bifrost n° 47

Dans l'imaginaire collectif contemporain, le nom de Frankenstein évoque davantage la créature pataude et contrefaite immortalisée par le cinéma que son créateur, Victor Frankenstein, et l'œuvre littéraire où il naquit en 1818. Pourtant, la littérature n'a pas été avare en hommages, pastiches, uchronies et transpositions, dans un autre contexte, des thèmes et des personnages du roman, poussant souvent le jeu jusqu'à intervenir dans la vie de son auteur, Mary Shelley, et dans celle de son entourage. Les auteurs qui se sont livrés à cet exercice abondent : Brian Aldiss, René Reouven, Frederico Andreazi, Walter Jon Williams… Hélas, aux yeux du profane, Frankenstein demeure le cliché cinématographique, au mieux autoparodique, l'image l'emportant définitivement sur l'écrit, ce qui n'a rien d'étonnant au vu d'une littérature ayant généré tant d'images. Pour revenir au roman de Theodore Roszak, disons que celui-ci est un retour gothique aux sources du fantastique et de la science-fiction, avec quelques intentions plus personnelles.

Autant l'affirmer d'emblée : on attendait énormément de l'auteur de Flicker (oublions sa trompeuse traduction en français : La Conspiration des ténèbres). Sans doute trop. Certes, le résultat est tout à fait honorable, car Theodore Roszak n'est pas le premier venu. Néanmoins, on n'atteint pas le vertige suscité par le mélange de la réalité et de la fiction, la première nourrissant la seconde au point de flouter les contours de l'une et de l'autre. Non, on reste en territoire connu, pour ne pas dire convenu. La faute à qui ? Sans doute au roman de Marie Shelley lui-même, ce Frankenstein ou le Prométhée moderne, auquel l'auteur se réfère directement. En effet, Les Mémoires d'Elizabeth Frankenstein démarre là où le texte de Marie Shelley s'achevait. À la mort de Victor Frankenstein, Robert Walton reste persuadé que la confession du démiurge demeure incomplète. Selon lui, il manque encore des éléments pour analyser et appréhender scientifiquement l'histoire de la déchéance de ce Prométhée moderne. Cette conviction le pousse donc à se rendre sur le continent afin de poursuivre son enquête sur les lieux mêmes de la tragédie, et c'est après une âpre négociation qu'il obtient du dernier membre vivant de la famille Frankenstein des documents rédigés de la main d'Elizabeth, la demi-sœur et fiancée de Victor. Il est ainsi informé de la partie demeurée secrète de l'histoire dont il nous fait part dans un souci très scientifique de restitution de la vérité. On le constate, la réinterprétation de Théodore Roszak se veut très proche du roman originel dont elle reprend d'ailleurs le dispositif narratif. Robert Walton est à nouveau le porte-parole du récit qui est introduit grâce à la correspondance secrète d'Elizabeth. L'auteur ne s'en tient cependant pas à un simple décalque en trompe-l'œil du roman gothique de Shelley. La confession de la jeune femme est encapsulée dans les commentaires de Walton, qui se livre à une véritable dissection du récit d'Elizabeth. Le procédé introduit un doute rationnel sur les éléments surnaturels de son récit, tout en les rattachant au réel. Ce réel est d'ailleurs nourri par une connaissance du contexte historique impressionnante. L'érudition était déjà un point fort de Flicker. On retrouve également le recul critique, lucide et sans concession de l'auteur, puisque son érudition s'attache à restituer les événements et le bouillonnement intellectuel et scientifique de l'époque des Lumières, tout en s'efforçant de lui ôter tout optimisme béat et tout pessimisme réactionnaire. « Nous vivons une ère de systèmes : le médium éthéré, les particules élastiques, les essences et les fluides subtils roulant et bondissant à travers le néant infini, le tout destiné à révéler la Grande Cause dont la maîtrise ferait de l'homme l'égal de Dieu. Le docteur Mesmer avait vécu sa vie en cherchant la clé qui révélerait le secret des secrets, et il l'avait trouvée, du moins le croyait-il. Mais combien cette quête peut rendre l'homme brutal, me dis-je. Combien l'amour de la vérité peut le pervertir, surtout quand il croit qu'elle est presque à portée. Que rien ne vienne alors lui barrer la route ! Il arracherait les portes du ciel pour ravir ce secret. Il trahirait sa bien-aimée. »

Cependant, malgré toutes ces qualités, la trame reste celle du roman de Mary Shelley et, même si Théodore Roszak brode allègrement son histoire cachée sur celle-ci, force est de constater les limites de l'exercice sur la fin du roman, en particulier dans la quatrième partie.

La relative déception repose sans doute aussi sur le sujet, qui n'était pas aussi porteur et familier que celui du cinéma et du pouvoir de l'image sur l'esprit crédule des spectateurs. Ici, le sujet est celui des « pseudosciences » et autres symboliques ésotériques. En effet, au fil de la confession d'Elizabeth, se dévoile un affrontement entre deux conceptions du monde, affrontement de nature sexiste qui ne peut trouver son achèvement que dans l'union parfaite, le mariage alchimique. Unir ce qui a été divisé. Faire Un de Deux. Telle est l'Œuvre à accomplir pour les adeptes exclusivement féminins de cette conception du monde. L'érudition de l'auteur fait une fois de plus ses preuves pour rendre authentique cette histoire cachée. Elle nous guide à travers les arcanes complexes de l'Alchimie et du Tantrisme, établissant des passerelles entre ces croyances. Il faut cependant convenir que l'hermétisme des symboles et le didactisme des explications finissent par lasser, car il faut supporter quand même une partie entière (115 pages !) sur le sujet. « Peu importe, mon enfant, le rassure Séraphina. Le moment venu, tu verras. Cette bête est un signe spécial ; c'est la salamandre qui sort des scories. Aussi farouche que paraisse la bête, c'est notre guide fidèle. Elle est le signe que le nigredo approche de sa fin. La réitération commence, autant en toi que dans le vaisseau. Souviens-toi : tout ce que tu vois dans le monde doit d'abord exister en toi. Tu ne verras jamais le Grand Œuvre s'accomplir au-dehors tant qu'il ne sera pas accompli au-dedans. Par-dessus tout, voyez comme le lézard se délecte dans les flammes. Le feu est son élément. Il savoure le feu comme tu finiras par le faire toi-même. Souviens-toi de ce que je t'ai dit : toutes les choses sont la signature de ce qui se trouve derrière elles. Que veut dire le fait qu'il existe l'homme et la femme ? Qu'il pénètre en elle ? Pourquoi sommes-nous créés deux pour ensuite brûler du désir de devenir un ? C'est le Un qui compte. Et cela vaut la peine de brûler toute une vie. » Ceci n'est qu'un aperçu sommaire, mais il y a déjà matière à refroidir grandement l'ardeur du plus méritant des lecteurs.

Etonnant roman, donc, qui, sous couvert de fiction, est bâti comme un pamphlet contre l'aveuglement généré, quel que soit son objet, par la recherche de la vérité. Intéressant roman qui, de par son point de vue féminin, est un hommage à Mary Shelley et une manière de réparer cet acte manqué que constitue la parution de son roman sous une identité masculine et avec un personnage principal masculin. Roman engagé, enfin, qui résonne comme un appel à la raison pour déchiffrer le monde et comprendre l'autre sans violer l'intégrité mutuelle. Aussi, en guise de conclusion, laisserons-nous la parole à Victor et Elizabeth Frankenstein :

« — Et te souviens-tu pourquoi ces étoiles doubles sont importantes ?

— Parce que leur masse peut-être calculée avec exactitude par la loi de Newton. C'est l'importance qu'un homme de science leur verra.

— Y a-t-il quelque autre importance ?

— Seulement que les binaires sont destinées à rester des compagnes de toute éternité… tels des amants contraints de poursuivre à jamais leur rotation en obéissant à la gravitation l'un de l'autre. Aldébaran, je crois, signifie le suiveur. Aimer est une façon de suivre, ne crois-tu pas ? Un désir d'être avec. Mais aucun des binaires ne conduit. Les deux suivent.

— Comme cela te ressemble de trouver de la poésie dans le calcul des masses.

— Il m'a été enseigné que le monde fourmille de symboles plus profonds que la science de l'homme ne le soupçonne, des messages que seul notre cœur peut déchiffrer. »

Laurent LELEU

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