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Les critiques de Bifrost

La viande des chiens le sang des loups

La viande des chiens le sang des loups

Misha HALDEN
FLEUVE NOIR
224pp - 18,50 €

Bifrost n° 87

Critique parue en juillet 2017 dans Bifrost n° 87

Il est question dans la dédicace du roman d’une rencontre entre deux canidés, et l’on pense naturellement à La Fontaine parlant de loup étique et d’un chien perdu à collier.

Bien avant ça, une femme nommée Justine Niogret a lu et mélangé d’autres fables : les sagas scandinaves, la matière de Bretagne, la poésie celtique. Chien du heaume, son premier roman, paraît en 2009. Les thèmes et le registre lexical sont déjà là : des mots crus, des descriptions hyper réalistes pour dire la femme comme symbole de la souveraineté guerrière, la nature humaine froissée dans un corps social et repassée par la ferveur animale, l’impossibilité de toute relation basée sur des rapports autre que de sujétion, le motif de la morsure (jusque dans le titre du roman arthurien Mordred).

On lui a dit parfois qu’elle était hermétique, un mot poli pour ne pas dire chiante. Depuis dix ans, pourtant, Niogret écrit presque toujours la même chose et de la même façon : des histoires de losers, de marginaux et d’inutiles, qui se défont dans la violence et la matière des mots, qui tombent de leurs rêveries et se relèvent, ou pas. Quel que soit le genre ou l’éditeur qui l’accueille, Niogret ose faire de la prose poétique. Elle ne fait donc ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre, se contentant d’être elle-même, la femme dont les ratages sont les réussites, entre révolte, beauté… et remise en cause.

C’est ici que Misha Halden entre en scène. La Viande des chiens… doit sans doute à une certaine forme de lassitude. Les écrivains doués finissent par s’encombrer de leurs trouvailles. Besoin de quelque chose de neuf, de tourner la page. Sa nouvelle façon de raconter évolue quelque part entre le style oralisé et la confession gonzo. C’est sur une petite musique dure, un rythme haché, qu’elle conte la fable noire de ses héros désastreux.

Dans La Viande des chiens…, une louve réapprend à devenir un peu chienne et un chien apprend à devenir un peu loup. Mise à part la bande de chats punks baptisés collectivement Ludwig, ce sont les animaux les plus intéressants du roman.

Rory, le chien, est un type perdu et fatigué de la banlieue et de la classe moyenne, un écrivain raté, un rêveur vain, friable et bavard. Il en pince encore pour Noémie, qu’il a un temps suivi pour se perdre. Un jour il trouve Lupa dans son salon, plus un inconnu qui se fait sauter le caisson. Lupa a la sauvagerie splendide. Avec elle, il y a un truc. Avec elle, viennent les ennuis : porte-flingues maousses, enlèvement, cassage de gueule, séquestration par une secte de campagnards illuminés. On apprend plus tard que Lupa est un instrument et quel drame a façonné cette terrible arme humaine. Une fois l’arme brisée, inutile, Rory recueillera chez lui Lupa et l’homme qui est à la fois sa Némésis et son amant, l’Archer. L’Archer, une brute au crâne rasé et à l’instinct de mort. Rory leur fait les courses, les repas, il dort tout seul? ; l’Archer l’insulte, regarde sa télé et lit ses livres. Et longtemps Rory accepte tout, la faiblesse, l’humiliation, la soumission, parce que le seul mensonge qui dure, c’est la langue du chien qui lèche la main qui le bat. Longtemps, mais pas toujours… Si morale il y a à la fin, c’est quelques autres nous infligent non pas ce qu’on mérite, mais souvent ce qu’on cherche.

Beaucoup de symboles, des images fortes, des repères volontairement brouillés, peu d’intrigue : les amateurs ordinaires de SFF (et de polars) pourront être ennuyés, ou ralentis, par ce désordre enchanté. Niogret-Halden est déguisée en auteur de genre, mais elle n’est pas leur genre. À la limite, chez elle, le genre n’existe pas? ; il n’y a que du style. Le risque pour une plume stylée est de tomber dans son propre piège. On a pu reprocher à ses premiers livres des structures un peu lâches, un peu bancales. La Viande des chiens… ne fait pas exception. Si le livre témoigne d’une rage salutaire contre ce qui règne, il échoue toutefois à nous la transmettre. Le feu d’artifice des jeux langagiers, quand il n’est pas au service d’une progression narrative parfaitement exprimable, fait rarement éclore une émotion vraie. Bref, la furia sans la maestria, c’est assez frustrant.

Sam LERMITE

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