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Les critiques de Bifrost

La Foire des ténèbres

La Foire des ténèbres

Ray BRADBURY
FOLIO
416pp - 10,40 €

Bifrost n° 72

Critique parue en octobre 2013 dans Bifrost n° 72

Classique entre les classiques de l’auteur, La Foire des ténèbres tire son titre original (Something Wicked This Way Comes) d’un vers de Shakespeare. Quelque chose de mauvais se rapproche, donc. Et ce quelque chose, c’est une fête foraine. Mais, curieusement, dans cette petite ville du Midwest, la foire arrive de nuit, annoncée par un train bien inquiétant, à une époque de l’année (octobre, soit quelques jours avant Halloween) où un tel événement ne se produit jamais. Deux adolescents, Jim Nightshade et Will Halloway, amis à la vie à la mort, habitués aux quatre cents coups, assistent à l’installation — instantanée, l’instant d’avant il n’y avait rien, l’instant d’après les tentes sont montées — des forains. Effrayés, les deux garçons rentrent chez eux. Mais le vice de la curiosité est là : ils y retourneront. Et feront la connaissance d’un bien curieux aréopage, à commencer par M. Dark, un homme aux tatouages qui semblent vivants, mais aussi son acolyte, M. Cooger, la Sorcière Poussière, le Squelette, et leur Montgolfière Monstrueuse. Jim et Will découvriront aussi le terrible manège, carrousel sur lequel le temps ne s’écoule pas normalement, qu’il accélère ou qu’il défile dans l’autre sens…

Dès les premières lignes, Ray Bradbury sait insuffler la crainte, tout en indiquant le matériau du roman : « Au cours de cette fameuse semaine d’octobre, ils vieillirent en une seule nuit et ne retrouvèrent jamais leur jeunesse… ». Il s’agira donc d’un roman d’apprentissage, pour deux ados à l’imagination débordante. L’auteur joue du reste de cette imagination, car au début du roman on ne sait si une menace pèse réellement sur la ville, ou si ce ne sont que les fantasmes de Jim et Will, avant bien sûr que le danger ne se précise. Les deux jeunes gens ont des tempéraments marqués mais complémentaires, Jim l’intrépide et Will le réfléchi, qui permettent à Bradbury de jouer sur leur rapport à l’étrange, forcément différent, tout en montrant la puissance de l’amitié, celle qui les lie depuis toujours et perdurera malgré les épreuves traversées. Les grands sentiments irriguent ce roman, puisqu’on y trouve un autre thème universel : l’amour filial. En effet, le père de Will est le bibliothécaire de la ville, un homme sans histoire, mais au fond de lui-même meurtri du peu de relief de son existence et de l’image paternelle qu’il donne à son fils, même si ce dernier ne lui en tient pas rigueur. Pour Charles Halloway aussi, l’arrivée de la fête foraine sera le prétexte à une évolution radicale qui lui fera partager avec Will bien plus qu’il n’aurait osé espérer. Ces relations entre amis, entre un père et son fils, sont l’occasion pour Bradbury de nous livrer quelques très belles réflexions sur l’existence, ses joies et ses peines, sur le rapport du bien et du mal, le pouvoir des bons sentiments, seuls capables d’éloigner le malheur. On regrettera néanmoins que dans ce livre, la figure féminine en soit réduite à de la figuration : la mère de Will n’intervenant que très rarement (le père de Jim est quant à lui décédé, et sa mère apparaît également très peu).

Mais, comme on le sait, les grands sentiments seuls ne font pas les grands romans. Il leur faut quelque chose contre quoi se dresser, et ce « something wicked », c’est donc la foire, synonyme de découvertes étranges, de la stupéfaction mais aussi du malaise qui s’empare de nous quand on voit ces spectacles comme venus d’ailleurs. Le motif de la fête foraine est intimement lié à celui des Etats-Unis : qu’on se souvienne de Freaks (et son sous-titre : « La Monstrueuse parade »), le film de Tod Browning. Si les personnages du cinéaste étaient de vrais êtres humains, Bradbury plaque sur ces forains de nombreux fantasmes : les tatouages de l’Homme Illustré sont vivants, le Squelette n’est pas simplement un homme très maigre, la Sor-cière Poussière possède réellement des pouvoirs thaumaturgiques, et le tout prend les allures d’une parade haute en couleurs et menaçante à la fois. Ce faisant, La Foire des ténèbres, paru en 1962, tout en s’inscrivant pleinement dans l’histoire de l’Amérique et de sa mythologie, sème les germes de tout un pan de la littérature fantastique moderne, de Stephen King (Ça, bien évidemment, mais aussi le tout récent Joyland) à Neil Gaiman. Bradbury y joue de toute la palette de la peur, de la suggestion — les admirables premières pages — à l’horreur la plus évidente — les scènes sur le manège. Le tout proposé sur un rythme alternant moments de pure terreur et plages de calme, à la manière d’un autre symbole américain, le roller-coaster des parcs d’attraction. Et le lecteur de passer par tous les états, en se demandant qui, au final, aura gain de cause, entre Jim et Will d’une part et M. Dark d’autre part.

On ne saurait terminer ce survol sans mentionner bien évidemment la langue de Bradbury, toujours aussi envoûtante, dont les effets répondent parfaitement aux sentiments que l’auteur tente d’instiller dans l’esprit de son lectorat. Fond et forme se marient ici admirablement.

La Foire des ténèbres mérite amplement son statut de classique, tous genres confondus. Incroyablement riche, brodé de manière exquise par un auteur au sommet de son art, ce roman magistral se doit de figurer dans la bibliothèque idéale de tout amateur de littérature.

Bruno PARA

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