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Les critiques de Bifrost

[Critique commune à La Défonce Glogauer et Voici l'homme.]

« Tout ceci frappait Glogauer en tant que psychiatre manqué, mais Glogauer, l'homme, était partagé entre les pôles du rationalisme absolu et du désir d'être convaincu par le mysticisme lui-même. »

« Il y vit un libraire juif, au teint brouillé, à l'air extrêmement sérieux, maussade même, la tête remplie d'image et d'obsessions irrésolues, la sensibilité à fleur de peau. » C'est ainsi que Karl Glogauer se voit dans un miroir. Deux notations physiques et deux notations « morales » chapeautées par une étrange expression qui a plus de sens pour lui que pour nous, à moins de sombrer dans un anti — ou un pro-sémitisme plus ou moins primaire…

Qui est Karl Glogauer ?

Un des avatars de Moorcock, qui lui sert à se poser une question cruciale : être ou ne pas être ? en avoir ou pas ? Une de ces créations éphémères qu'un romancier épuise, avant de la ressusciter pour le plaisir…Qu'importe, il est manifeste que ses initiales, K et G, renvoient aux prénoms de Jung (Carl Gustav) et que, dans les deux premières apparitions du héros, le disciple et concurrent de Freud est responsable du questionnement sur la réalité des gens et des choses. À savoir : est-ce l'idée que je me fais des choses qui préside aux choses ou leur réalité qui s'impose à l'idée que je m'en fais ? Question dickienne ? En tout cas, on peut dire qu'il s'agit d'une interrogation récurrente. Est-ce moi qui suis en prison ou les autres ? Suis-je prisonnier de moi ou des désirs des autres ? Qui confirmera ma vie, et par rapport à qui ou quoi ? Par rapport au père, à Dieu, à moi ou à celle que j'aime, ou qui m'aime….?

Karl Glogauer, fils de libraire et libraire lui-même, est poussé par un personnage manifestement gay à voyager dans le temps. Quoi de plus fascinant de prendre pour destination non pas l'origine/l'instant précis où, descendu de l'arbre, l'homme se dresse — on notera que ce moment est plus qu'incertain dans la mesure où il n'est pas daté —, mais l'année de naissance du Christ en tant que personnage politico-religieux ? Pour vérifier que tout cela n'est pas le fruit de notre imagination, pour trouver le Christ et en garantir l'authenticité. Pour contredire ou prouver que « L'idée a précédé la réalité de Christ » (c'est Moorcock qui souligne) ? Clarke et Baxter, dans Lumière des jours enfuis, reprennent eux aussi cette idée — en revenant faire un rapport circonstancié de la réalité des faits, racontés postérieurement par des disciples empressés à établir une religion basée sur la croyance en leurs récits… Mais voilà — et comme, depuis Nietzsche, il fallait s'y attendre —, rien ne se déroule comme prévu…

L'appareil à voyager dans le temps est sérieusement endommagé et Karl Glogauer condamné à rechercher le Christ tout en se confrontant à ses souvenirs de cette époque. C'est le mythe qui forge la réalité a posteriori, un peu comme si, pour justifier le Nouveau Testament, on envoyait un Christ différent mais acceptable. « Il se convainquit lui-même qu'il n'avait pas une idée claire du cours qu'avait pris l'Histoire de ce temps. Il n'y avait que des légendes, pas de relations […]. Les livres du Nouveau Testament avaient été écrits des dizaines et même des centaines d'années après les événements qu'ils décrivaient… » Un mystificateur mystifié au point de devenir créateur de mythe… « C'était un rôle archétypal dans tous les sens du terme, un rôle fait pour séduire un disciple de Jung. C'était un rôle qui transcendait l'imitation pure. C'était un rôle qu'il devait maintenant jouer jusque dans les plus petits détails. »

Je passe sur les scènes qui marquent la différence entre la longue nouvelle — laquelle figure, sous le même titre, dans Le Cavalier chaos — et le roman (on pourrait schématiser en comparant la version initiale aux évangiles et la version romanesque à un étirement littéraire…) : je retiendrai juste une relation inaboutie et/ou inachevée entre Karl et Marie, et le fait que le Jésus de cette Marie-là est un « innocent ». Pour le reste on retrouve : passage au désert, tentations, trahison organisée avec Judas…L'important n'est pas vraiment dans les différences et les ressemblances avec l'Histoire de la religion, mais dans ce dont Moorcock se sert et dans la façon dont il utilise le rapport à Jung.

On aura compris que Karl Glogauer se cherche en même temps que le Christ. Et lorsque, au moment de la mortelle confusion entre lui et l'autre — jusqu'à la crucifixion, dans le roman — , K. G. dit : « C'est fait. Ma vie est confirmée », on peut se demander de quelle vie il s'agit…Même si, tout de suite après, l'amie de Karl se plaint qu'il fasse n'importe quoi pour se faire remarquer.

On trouve dans Voici l'homme : « Être juif, c'est être immortel, lui avait dit Friedman peu de jours après qu'Eva soit retournée chez ses parents. Être juif, c'est avoir un destin… même si ce destin n'est que de survivre. » Et Karl Glogauer réapparaît dans La Défonce Glogauer, en quête de la paix ou de l'innocence enfantine au Jardin suspendu, en plein Londres, où il se plaît à rêver. En proie au doute, c'est à un inconnu, un Nigérian, qu'il doit ses voyages à des époques particulières de l'histoire : la commune de Paris en 1871 ; sous Bismarck en 1883 ; en Afrique du Sud en 1892 ; à Londres en 1905 en juif polonais émigré ; en Inde en 1911 ; en France en 1918 ; en Russie en 1920 ; dans une boite à New York en 1929 ; à Shanghai en 1932 ; à Berlin en 1935 ; à Auschwitz en 1944 ; à Tel-Aviv en 1947 ; à Budapest en 1956 ; au Kenya en 1959 ; au Vietnam en 1968 ; dans Londres en 1990 (soit 19 ans dans l'avenir par rapport à la rédaction). Dans ce dernier cas, le passage est au futur : Karl aura 51 ans et ne sera plus qu'un ex-mercenaire sur le point de mourir. Le roman s'achève au Jardin suspendu. Entre ces deux séquences les divers épisodes sont construits de manière identique : un extrait d'article de presse ou d'essai concernant l'époque, un bref dialogue entre Karl et son Nigérian, le passage concernant une des possibles vies de Karl Glogauer, enfin une interrogation : Que feriez-vous ? Dans telle ou telle circonstance ? À chaque épisode, l'âge et la situation familiale de Karl — qui pour moi tient plus de Faust que du Christ — changent. Il n'est plus messianique, il semble simplement subir les désirs de son dieu d'ébène qui, bien sûr, ressemble à Méphisto. On a le sentiment que Moorcock se fait plaisir en introduisant son personnage dans notre passé collectif où une autre approche des choses aurait pu en modifier le déroulement. C'est sans doute pour cela que le sous-titre de l'œuvre est « roman cruel ».

Moorcock iconoclaste ? Pas vraiment ! Démystificateur plus simplement… en tout cas soucieux de se poser des questions, comme tout écrivain qui se respecte, et de nous proposer des réponses…

Noé GAILLARD

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