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Les critiques de Bifrost

L'Infernale Comédie

L'Infernale Comédie

Mike RESNICK
ACTUSF
680pp - 30,00 €

Bifrost n° 83

Critique parue en juillet 2016 dans Bifrost n° 83

Paradis, Purgatoire, Enfer, les trois romans traitent de trois planètes sur lesquelles l’humain s’est posé, pour le plus grand malheur de celles-ci. Chaque volume de la trilogie débute avec la même fable bien connue du scorpion traversant la rivière sur le dos d’un crocodile après lui avoir promis qu’il ne le piquerait pas, sans quoi il se noierait. Mais la morale diffère : le scorpion tue le crocodile non parce qu’il n’a pas pu s’en empêcher, mais « parce que c’est l’Afrique ». Autour de cette rhétorique, l’avant-propos précise astucieusement que cette fable n’a rien à voir avec le récit qui suit, pas plus que Peponi, Karimon, Faligor, n’ont à voir avec le Kenya, le Zimbabwe ou l’Ouganda.

Dans Paradis, le narrateur qui a interviewé encore jeune un chasseur ayant connu la planète des ouïes-bleues, surnommés les Régis, quand elle n’était pas encore cartographiée, devient malgré lui le spécialiste de Peponi, recueillant par la suite les confidences des colons expatriés, celle du président après l’indépendance, et, des années plus tard, des témoins de la triste évolution vers le chaos. Découpé en quatre parties, « Aube », « Midi », « Après-midi » et « Crépuscule », le récit, par le jeu des entretiens, détaille les étapes d’une colonisation ayant décimé la faune sauvage, dévasté les terres, semé la violence et apporté la misère.

La faute incombe clairement à l’Homme, qui exploite sans vergogne et impose sa vision des choses. L’histoire se répète dans Purgatoire malgré un contrôle accru de la République, qui veille à ce que l’humain n’impose rien aux espèces reptiliennes de Karimon mais qui, cyniquement, sait qu’elle s’épargne une conquête coûteuse en laissant les entreprises manipuler les autochtones. En effet, pour se lancer dans la prospection minière, la chasse à outrance et le tourisme de masse, les multinationales savent mentir mieux que les Serpents, offrant temporairement des cadeaux ici et fournissant des armes aux clans rivaux, avant de créer le conflit qui leur profitera. Les accords commerciaux ne sont que des finasseries auxquelles les Serpents, qui n’avaient jusqu’ici aucune notion de monnaie, n’entendent rien. Le désastre écologique et humain tient lieu d’intrigue, à travers un exposé rigoureux des principales étapes, où divers personnages occupent le devant de la scène, la figure dominante étant celle de Violette Jardinier de la Société de Développement du Bras Spiral. Pas de dramatisation inutile : les épisodes donnant lieu à des scènes spectaculaires ou aventureuses sont rapportés comme au théâtre par des dialogues qui dressent un état des lieux autrement plus édifiant.

L’Enfer est atteint avec Faligor, malgré les bonnes intentions affichées : « Cette fois, nous allons bien faire les choses », annonce Arthur Cartright, qui, pour mieux aider l’espèce surnommée Jason (en raison de son épaisse toison) à se développer, tient la République à l’écart. Comme l’explique Resnick sur le site ActuSF, l’Ouganda connaîtra trois tyrans successifs, parmi les pires de l’Histoire humaine.

C’est bien l’histoire tragique de ces trois pays qui est racontée sous une forme allégorique, le démarquage étant transparent dans les noms des tribus, des lieux et des animaux, les évènements étant des transpositions fidèles de l’Histoire, de sorte que chaque pays est identifiable. En apparence, la science-fiction ne fournit que le cadre, purement cosmétique. Pourtant, il aurait été impossible de raconter l’Histoire telle quelle ; Mike Resnick a simplifié des épisodes complexes foisonnant de personnages, a resserré les intrigues et mis en évidence les traits saillants. De même que la fable ne raconte pas réellement des histoires d’animaux, le recours à la SF permet de mettre en perspective ce qu’il importe de retenir. La fluidité du récit et la clarté d’exposition sont un autre atout de la trilogie. Moins qu’une chronologie, c’est une réflexion sur la colonisation à laquelle se livre l’auteur.

Il se sert pour cela des récurrences, comme l’impression d’abondance évidemment illusoire, la notion erronée de paradis perdu variable selon les époques, filtrées par la nostalgie, l’absence de prise en considération des différences culturelles qui dénaturent n’importe quelle action jugée utile, et surtout l’absence de notion d’argent, laquelle s’avère désastreuse chaque fois que les autochtones comprennent son utilité. Les traditionnels discours de justification qu’avancent les colons sont introduits et démontés, depuis les bienfaits de la civilisation, alphabétisation, médecine et confort, jusqu’au fait de rebaptiser chaque chose, premier signe d’appropriation, en apparence anodin et pourtant crucial. À ceux qui font observer que les autochtones ont commis pire, il est répondu que si l’humain n’a pas créé les monstres, il a créé les conditions de leur apparition. Comme l’explique un protagoniste : « La démocratie n’est peut-être pas bonne pour toutes les races et toutes les planètes. » C’est surtout la rapidité avec laquelle le progrès est introduit qui se révèle délétère.

À l’heure où le continent africain s’apprête à passer directement de la première à la troisième révolution industrielle, la réédition de cette trilogie parue chez Denoël dans les années 90 est, sous une belle couverture cartonnée, une lecture prenante, émouvante, essentielle sinon indispensable.

Claude ECKEN

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