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Les critiques de Bifrost

L'Été de l'infini

L'Été de l'infini

Christopher PRIEST
LE BÉLIAL'
512pp - 25,00 €

Bifrost n° 81

Critique parue en janvier 2016 dans Bifrost n° 81

Cet imposant recueil, pour lequel certaines traductions ont été révisées, comprend douze nouvelles, dont quatre inédites ; il est accompagné d’un imposant appareil critique signé Xavier Mauméjean pour la préface, Thomas Day pour le copieux entretien en deux parties, et Alain Sprauel pour la bibliographie, ainsi que, cerise sur la gâteau, un essai inédit de Christopher Priest sur l’adaptation cinématographique du Prestige.

« La Déliaison », pertinente préface de Xavier Mauméjean, analyse, dans le prolongement de Marianne Leconte, à qui il rend hommage, l’œuvre et les thématiques de Priest servies par un sens du détail et un souci de la précision documentaire : le jeu des apparences, qui voit le réel se déliter, la conscience en permanente reconstruction, diffractée par un Moi multiple, l’importance du regard, voyeur et témoin, les effets de masquage et d’exhibition, dualité qui témoigne d’une interrogation du réel aussi obsessionnelle que certaines récurrences, l’aviation et la Seconde Guerre mondiale, la musique classique, et surtout un constant rapport au temps.

Ce sont d’ailleurs des récits temporels qui ouvrent et ferment le recueil : « L’Été de l’infini », où des geleurs transforment des scènes en tableaux qui traversent les ans, telle celle, en 1903, d’un couple amoureux, et celle, en 1940, d’un bombardier en flammes, gelé avant de s’écraser au sol. Un enchevêtrement temporel identique est à l’œuvre dans « Errant solitaire et pâle », où enjamber dans un parc un des trois ponts, Hier, Aujourd’hui, Demain, permet de voyager dans le temps, ce qui conduit un homme à errer toujours plus loin en multipliant les passages pour retrouver celle dont, jeune, il tomba amoureux. Toute la finesse de l’intrigue repose sur le regard et la trajectoire du protagoniste au fil de sa quête.

On trouve aussi chez Priest une dimension horrifique, autour de la mutilation et de la torture, aussi bien physique que mentale : « La Tête et la main », métaphore du monde du spectacle dévorant les célébrités, présente le Maître de l’automutilation acceptant de pratiquer sur scène l’amputation ultime. Si « Le Baron », où un illusionniste embauche un comparse enfermé dans une armoire, évoque Le Prestige, « Les Effets du deuil » est un autre récit de dévoration où une veuve aux talents multiples demande à un magicien de lui apprendre son art. Voyeurisme et torture psychologiques sont à l’œuvre dans « La Femme dénudée », où, bien avant une scène célèbre de Game of Thrones, une libertine condamnée dans une société puritaine à vivre nue jusqu’à la date du procès, doit se rendre à pied au tribunal distant de cinq kilomètres, n’importe qui étant autorisé, dans l’intervalle, à la violer sans que personne n’ait le droit d’intervenir. Glauque également est « Haruspice », récit lovecraftien d’un devin qui se nourrit de cellules cancéreuses pour repousser des forces maléfiques, ce qui provoque des distorsions temporelles comme l’apparition, en 1937, d’un avion allemand de la prochaine guerre s’enfonçant lentement dans le marais de la propriété. Autour de la guerre et de la mort, « Rien de l’éclat du soleil » montre des militaires fuir de belliqueux extraterrestres dont on comprend mal les motivations. « Transplantation » voit un individu dont les fonctions vitales sont assurées par les machines se construire en rêve tout un univers, activité mentale mesurable qui pose la question éthique de son maintien en vie. « Le Monde du temps réel » se déroule aussi sur plusieurs niveaux de réalité : afin de vérifier l’impact d’un manque d’informations, des cobayes humains situés sur un soi-disant monde étranger reçoivent, sous prétexte d’un délai de téléchargement, des nouvelles en différé parcimonieusement distribuées, et finissent par inventer leurs propres infos, jusqu’aux plus délirantes. Expérience immorale, voyeurisme et rôle de l’observateur, fabrique de la réalité autour d’un décalage temporel, tous les thèmes de Priest sont à l’œuvre.

Le temps est contracté dans « Finale », où les souvenirs d’un rondo de Mozart et d’une chute en parachute traversent l’esprit d’un homme au moment de trébucher sur une voie à l’approche d’un train. Musique classique et temps à rebours cette fois sont au centre de « La Cage de chrome », hommage transparent à Ballard.

Si Priest se livre sans fard dans « La Suprématie de la maturité », entretien de Bifrost (n° 41) largement réactualisé, il se révèle encore plus passionnant dans « Magie, histoire d’un film » : c’est avec un humour et une pointe de désappointement qu’il narre les étapes du tournage du Prestige dont il fut tenu à l’écart, mais c’est avec fascination qu’on suit l’émergence du récit, les écueils surmontés, ainsi que la minutieuse et éclairante analyse des différences entre son œuvre et celle de Christopher Nolan. Dans sa préface, Mauméjean le cite : « Du pareil au même, le réel demeure-t-il strictement équivalent ou bien se fragmente-t-il en équivalents ? » On en a, dans ce témoignage, et à travers ces récits, de saisissants exemples. Un must, pour les amateurs de Priest, et ceux qui aimeraient découvrir ce grand écrivain.

Claude ECKEN

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