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Les critiques de Bifrost

L'Ange des profondeurs

L'Ange des profondeurs

Serge LEHMAN
FLEUVE NOIR

Bifrost n° 7

Critique parue en janvier 1998 dans Bifrost n° 7

 

L'espion de l'étrange court toujours. Il s'appelle désormais Martin Dirac et est toujours en butte aux activités de la DATEX. Quand son ami est retrouvé à moitié dévoré en forêt de Fontainebleau, il se doit d'éclaircir le mystère. Et voilà ce professeur en Sorbonne lancé, en compagnie d'une femme flic, à la chasse à l'ummenk — l'ours-garou — au fin fond de la Pologne. Amateurs d'X-Files, passez votre chemin. Myriam Klein et Dirac ne sont pas un couple d'émules de Scully et Mulders. Au contraire. Serge Lehman ne fait que s'ingénier à prendre le contre-pied de cette série… Il n'y a pas le moindre complot gouvernemental visant à dissimuler des phénomènes paranormaux. Le gouvernement aimerait bien plutôt savoir pourquoi ses fonctionnaires à l'Agence Pour le Développement Européen ou professeur d'ethnologie finissent à demi-dévorés. Il n'y évidement pas d'ummenks ni de Terre Creuse. Il y a cependant bien un complot, et d'envergure planétaire. Pour y faire croire. S'il est difficile de comprendre pourquoi les états démocratiques nieraient avec autant d'énergie l'existence d'OVNI, etc., chacun peut par contre comprendre pourquoi les intérêts privés chercheraient à dissimuler les détournements de fonds chiffrés en centaines de milliards de francs. Le rasoir d'Occam tranchant en ce sens que, toute chose étant égale par ailleurs, l'on retienne comme vraie l'explication la plus simple ; que l'existence d'un détournement de fond, fut-il colossal, est plus probable que l'existence d'ours-garous courant de la Silésie à Paris pour y étriper des fonctionnaires. Au niveau macro-économique, les sommes en jeu sont énormes et permettent de mobiliser des moyens à leur échelle. La DATEX détourne ces sommes et met en ouvre une gigantesque entreprise de mystification jouant à plusieurs niveaux. Au plus bas, elle fournit aux Centurions — ses pions — des néo-nazis en place dans les milieux politiques et financiers, une mystique à leurs convenances, faisant d'eux des initiés dans un univers mystérieux et incompréhensible. S. Lehman montre que le monde d'aujourd'hui n'a rien de cryptique et que le croire comme y invite X-Files, c'est se jeter dans les bras de qui entend exploiter cette crédulité. C'est là le second niveau de l'entreprise de la DATEX, dont le responsable, Carlo Pietri, est également un patron de presse. C'est une entreprise globale de désinformation visant à pousser les populations dans la postmodernité en sapant leurs repères afin qu'elles se jettent dans les bras d'initiés charismatiques. Quoi de mieux pour détourner des populations instruites — aspirant à la démocratie et à décider de leur sort par elles-mêmes — de la méthode scientifique qui conduit à rendre le monde intelligible au commun, que des phénomènes surnaturels ne pouvant être expliqués (autrement que comme Lehman le fait, cela s'entend). Pour se déterminer politiquement, le citoyen a besoin que le monde lui soit compréhensible.

Enfin, souvenons-nous que l’œuvre de Serge Lehman est intertextuelle et constitue une histoire du futur. Donc, le roman explique le réel marasme économique que connaissent les anciennes républiques communistes, malgré l'afflux considérable de capitaux occidentaux dont elles ont été abreuvées par les détournements de fonds très massifs opérés par la DATEX. Tout cet argent ne pourrait s'écouler… dans la Terre Creuse, sans que la DATEX ne soit une émanation du capitalisme mondial. Et pour que l'ensemble des transnationales parties prenantes de la DATEX y consentent, il leur faut une perspective de retour sur investissements plus alléchant que la remise à flot des ex-économies socialistes. Ces gigantesques flux de capitaux, on l'aura deviné — si on a lu tout Lehman — sont destinés à l'acquisition du Veld par l'Instance dans la série F.A.U.S.T.

Comme celle des autres livres de l'auteur, la lecture politique de L'ange des profondeurs occupe bien sûr le premier plan. Mais Lehman n'en est pas moins un conteur qui, non content d'avoir à dire, raconte en plus une véritable histoire.

C'est Serge Lehman qui, depuis dix ans, comme un répétiteur, rabâche que la S-F hexagonale a de l'avenir pour peu que l'on raconte des histoires ; la méthode Coué et le prêche par l'exemple ont fini par porter leurs fruits. Son influence sur le renouveau actuel de la S-F française fut prépondérante. Néanmoins, lire Lehman pour seulement se divertir, ce serait donner de la confiture aux cochons. De plus, sa propre formation d'historien enrichit notablement le récit de détails, sans parler des apports d'érudits, tels que Michel Murger et Joseph Altairac, en matière de paranormal et de mythologie nazie, qui, finement distillés par l'auteur au fil du roman, constituent une richesse supplémentaire. On arrive ainsi à produire une littérature populaire de qualité… Voilà donc une démystification en règles du paranormal autrement passionnante que tous ces complots qui émaillent la S-F de Jimmy Guieu à X-Files en passant par Hubbard.

Jean-Pierre LION

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