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Les critiques de Bifrost

L'Ami de la mort

L'Ami de la mort

Jorge Luis BORGES, Pedro Antonio DE ALARCON
FMR - Editions du PANAMA
176pp - 21,00 €

Bifrost n° 43

Critique parue en juillet 2006 dans Bifrost n° 43

[Chronique commune à L’ami de la mort et Le Cardinal Napellus.]

À l'inverse du bon Français qui s'étrangle d'horreur quand on en vient à évoquer l'intelligence de la littérature fantastique, l'Anglais et le Sud-américain n'ont aucune vergogne à classer parmi les chefs-d'œuvre des ouvrages aussi répugnants que La Tempête, Anaconda, Le Baiser de la femme-araignée et bien d'autres. Étonnante singularité culturelle qui autorise des plumes aussi brillantes, modernes et étonnantes que Borgès, Llosa, Manguel ou Taibo II à régulièrement défendre un genre non seulement fondateur d'une certaine modernité, mais littéralement inépuisable et, au bout du compte, infini. Décrite avec un tel épithète, la littérature de l'imaginaire ne pouvait que séduire Jorge Luis Borgès et son insatiable curiosité. On a tout écrit, ou presque, sur l'inventeur du réalisme magique (terme qui l'a toujours amusé), sur son immense influence littéraire, sur les nombreux territoires inexplorés qu'il a découverts avant de les offrir au monde, on a tout écrit, sans doute, mais la France est avare d'éloges dès qu'on évoque le vieux maître argentin. C'est une littérature de métèques, quand même. C'est également sardonique, drôle, décalé, érudit, subtil, bref, rien de bien vendeur quand on y réfléchit. Monstre sacré fêté sur toute la planète, Borgès bénéficie chez nous d'une célébrité de bon aloi dans les cercles initiés, mais guère plus. Rien d'étonnant, donc, à ce que l'initiative d'un tout jeune éditeur italien de lui confier une collection, comme ça, pour le plaisir, ne suscite en France qu'un enthousiasme modéré. Résumons ; nous sommes au tout début des années 70 et le projet italien a de quoi plaire : rassembler, sous la direction de Borgès, de nombreux textes fantastiques réputés pour leur qualité et leur modernité, tous accompagnés d'une préface rédigée spécialement pour l'occasion. Très vite, le nom de la collection est trouvé : ce sera « La Bibliothèque de Babel » (référence transparente à une nouvelle toute kafkaïenne de Borgès). Liberté absolue, choix éditoriaux validés immédiatement après proposition, Borgès nage en plein bonheur quand la mort le fauche quelques années plus tard. Lui survivent ses propres chefs-d'œuvre, bien sûr, mais également cette curieuse collection dont les quelques quarante titres rencontreront en Italie (comme en Espagne ou en Angleterre) un succès à la hauteur du travail accompli. En France, la collection disparaît rapidement des rayonnages et seuls quelques titres seront traduits. Fin du premier acte.

Janvier 2006, alors que l'essentiel du secteur s'accorde à trouver que le fantastique se vend tout simplement mal, alors que les collections décèdent les unes après les autres et que la rentabilité devient le maître mot d'éditeurs transformés en gestionnaires, FMR et Panama s'associent pour ressusciter « La Bibliothèque de Babel », avec pour ambition de rééditer les titres parus en France à l'époque, mais aussi en traduisant les inédits. Louable initiative qui bénéficie certes de la marque Borgès, aujourd'hui mieux connu et plus respecté, mais qui n'en reste pas moins suicidaire. Cerise sur le gâteau, chaque titre est repris en fac-similé avec la couverture d'origine. Stupeur, vingt ans après : les visuels fonctionnent remarquablement bien et envoient Manchu, Sorel et autres hystériques de la hache ou du turbolaser aux oubliettes de l'histoire. Résultat : de beaux livres, soignés, élégants, aussi agréables à regarder qu'à lire. Car, ne nous leurrons pas, le plaisir est à l'intérieur. Et question choix éditorial, on peut faire confiance à Jorge Luis Borgès. Avant la parution en septembre prochain d'œuvres de London, Saki, Dunsany ou encore Kafka, FMR et Panama fidélisent d'entrée leur lectorat en proposant deux magnifiques textes de Meyrink (rassemblés en un seul volume) et une merveilleuse novella romantique de Pedro Alarcon (un espagnol rigoureusement inconnu en France, qui lui a préféré dans le genre un certain Potocki). Au-delà de la matière étonnamment prolifique que les spécialistes y trouveront dans leur exégèse de Borgès, ces deux opus proposent (mais est-ce si étonnant ?) une vision du monde évidemment labyrinthique, évidemment décalée, évidemment inquiétante, et une mise en abîme remarquable de précision. Les lecteurs et lectrices apprécieront au passage l'intelligence des scénarios qui sont des modèles de narration aussi simples qu'imparables.

Du côté de Meyrink, c'est le texte « Le Cardinal Lapellus » qui est finalement retenu en ouverture. Sombre histoire de quelques hommes rassemblés dans un château manifestement sous l'emprise d'une malédiction (joliment symbolisée par une fleur vénéneuse), la nouvelle fait mouche avec une efficacité qui n'est pas sans rappeler Lovecraft (un auteur admiré et, fait généralement peu connu, parfois traduit par Borgès pour des revues éphémères). Une manière de boucler la boucle, Lovecraft ayant lui-même évoqué Meyrink au cours de sa très volumineuse correspondance.

Du côté de Pedro Alarcon, L'Ami de la mort est d'une facture archi classique qui rappelle aussi bien le Ruy Blas d'Hugo que le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki. Banal récit d'un jeune homme qui fait un pacte avec la mort pour grimper les échelons du pouvoir à la cour et obtenir les faveurs de sa bien-aimée (une fille de noble, forcément inaccessible pour un page comme lui), le texte promène agréablement son lecteur avant de lui asséner une bonne paire de claques en repartant à zéro. Boum badaboum, voilà un joli château par terre et un lecteur assommé par une histoire très XIXe, certes, mais stupéfiante de modernité.

Vrai plaisir de lecture, découverte d'un pan du fantastique qu'on aurait oublié sans la surprenante initiative des éditions Panama et FMR, cette « Bibliothèque de Babel » est une réussite totale. Pas besoin d'être un inconditionnel de Borgès pour apprécier la rigueur des textes, l'intelligence du propos et une technique narrative qui force le respect. On a ici affaire à un concentré de grande littérature. En attendant les autres et avant que les raisons du compte en banque ne mettent un terme à ce petit bonheur éditorial, précipitez-vous sur ces deux bijoux, vous n'en reviendrez pas.

Patrick IMBERT

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