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Les critiques de Bifrost

L'Affaire Jane Eyre

L'Affaire Jane Eyre

Jasper FFORDE
UGE (UNION GÉNÉRALE D'ÉDITIONS)
416pp - 10,10 €

Bifrost n° 35

Critique parue en juillet 2004 dans Bifrost n° 35

1985. Le Royaume-Uni est dirigé par la Goliath Corporation. Ce trust omnipotent, qui repoussa l'invasion nazie, entretient en Crimée un conflit larvé qui dure depuis cent trente ans. Thursday Next, vétéran de Balaklava, y perdit un frère, et s'éloigna de son fiancé. Thursday est employée aux LittéraTec, niveau OS-27 qui traque les contrefaçons littéraires. Car les Anglais de cette réalité alternée vénèrent l'écrit, au point de jouer Richard III en continu, façon Rocky Horror Show, ou de se baptiser en masse John Milton. On débat du Poète, comme s'il s'agissait du mauvais temps, tout en écoutant les shakesparleurs débiter des tirades, et les ménagères se demandent pourquoi Charlotte Brontë ne conclut pas son chef-d'œuvre par un beau mariage. Suite au vol du Martin Chuzzlewit de Dickens, Thursday Next est contactée par Tamworth. Le directeur du OS-5 soupçonne Achéron Hadès d'avoir fait le coup. Ce maître criminel, que tout le monde espérait mort, semble bénéficier de pouvoirs étranges, qui le soustraient à toute détection et lui permettent de conditionner ses adversaires. Mais si Achéron peut surgir au simple énoncé de son nom, nul ne connaît son visage. À l'exception de miss Next qui fut son élève à l'université, et l'objet de ses avances. Thursday accepte, délaisse Pickwick, son oiseau dodo (modèle 1.2), et part à la rencontre d'Hadès et sa bande, composée du docteur Müller, savant fou, d'un acteur cabotin, pléonasme, et des Félix, assassins par contrainte qui se transmettent leur visage. L'opération est un échec. À l'hôpital, Thursday reçoit la visite de son père, pirate temporel traqué par les Chronogardes qui retapent le continuum avec des ballons, et s'entretient avec elle-même. Next reprend l'affaire, d'autant que son oncle Mycroft est contraint par Hadès d'utiliser sa formidable invention pour effacer un personnage secondaire de Dickens. Mais le maître du mal souhaite maintenant s'en prendre à Jane Eyre. Or Thursday entretient un rapport intime avec le roman depuis que, petite, elle a favorisé la rencontre de Jane et du sombre Rochester.

Dans l'injustement inédit en France The incredible umbrella, de Marvin Kaye, plusieurs héros de romans voyaient leur destin modifié par l'intrusion d'un lecteur, et l'on se souvient du personnage de Woody Allen, retenu prisonnier d'une grammaire espagnole. La modification de la trame littéraire n'est donc pas un thème nouveau. Ce à quoi vous allez me dire : « Et alors, qu'est-ce que ça peut te faire, puisque Jasper Fforde signe un formidable premier roman ? » Je vous répondrai deux choses :

1) Tu ne me tutoies pas.

2) Effectivement, l'auteur parvient à concevoir l'improbable hybride de 1984 et Modesty Blaise, récit délirant où les vers s'alimentent à la syntaxe, et qui se permet d'interrompre l'action par une exégèse de Marlowe ou Bacon. On pourrait parler d'intertextualité, de relecture critique par altération, mais il est 19h et je dois acheter du pain. Disons simplement que le Fleuve Noir a fait preuve d'audace éditoriale, pari qui mérite d'être remporté car L'Affaire Jane Eyre est l'une des meilleures parutions de l'année. En attendant la suite : Lost in a good book.

Xavier MAUMÉJEAN

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