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Les critiques de Bifrost

Futur intérieur

Futur intérieur

Christopher PRIEST
FOLIO
336pp - 9,40 €

Bifrost n° 41

Critique parue en janvier 2006 dans Bifrost n° 41

Il y a forcément un risque à relire longtemps après un auteur, une œuvre, que l'on a beaucoup aimé. Confronter l'œuvre au souvenir qu'on en garde n'est pas un pari gagné d'avance, mais c'est bel et bien cette épreuve qui détermine ce qui en vaut la peine ou non. Dans bien des cas, le charme n'agit plus. Avec les années, un lecteur, fut-il critique, évolue, mûrit, et nombre d'œuvres souffrent de ce regard par-delà le temps. On peut voir apparaître là une ligne de démarcation séparant le bon grain de l'ivraie.

Il y a une vingtaine d'années, au milieu du corpus d'auteurs comprenant Keith Roberts, J. G. Ballard, Frank Herbert, John Brunner, Thomas M. Disch, Norman Spinrad, Ian Watson ou Barry N. Malzberg, je découvrais Christopher Priest avec ce Futur intérieur, l'un des fleurons de l'éblouissante collection « Dimensions SF » que dirigea Robert Louit chez Calmann-Lévy. Ce livre devait intégrer le « top 12 » de mon panthéon personnel. Cette relecture ne l'a bien entendu pas évincé, tout au contraire.

Dès les premières lignes, où « the Tartan Army » devient « Armée Républicaine Ecossaise », sur le modèle de l'IRA, au lieu d' « Armée Ecossaise », on voit que la traduction de Bernard Eisenschitz de 1977 a été revue à l'occasion de cette quatrième édition chez Folio « SF ». Une chose est sûre : cette révision améliore et fluidifie le texte français d'agréable façon.

On le sait, Priest aime jongler avec la perception de la réalité qu'ont ses personnages. « Le Monde du temps réel », eXistenZ — novelisation du film de Cronenberg — , Les Extrêmes et bien sûr Futur intérieur sont autant d'excellentes illustrations de ce qui fait de Priest le meilleur héritier de Philip K. Dick. L'une des plus notables différences entre l'Américain et le Britannique tient à ce que chez ce dernier, les réalités alternatives sont élaborées, construites. Il y a rationalisation de l'altération de la réalité. Tout comme dans Les Extrêmes, eXistenZ renvoie vers l'univers cyberpunk des jeux neuro-vidéos, tandis que « Le Monde du temps réel » et Futur intérieur sont des expériences. Chez Dick, le délitement de la réalité tombe sur l'anti-héros comme une fatalité dont les tourbillons l'emportent, mettant son intégrité psychique en porte-à-faux. Le personnage priestien, lui, s'aventure dans l'altérité poussé par des motivations très humaines. Ainsi Julia Stretton se réfugie-t-elle en Wessex dans une stratégie de fuite ; dans Les Extrêmes, il s'agit de faire un deuil difficile. Dans une interview récente, Christopher Priest dit qu'il écrit des histoires où « il y a des gens à qui il arrive des choses » (Bifrost n°39). Ces choses ne sont pas tant de nature science-fictive que les révélateurs d'une crise de la vie. En cela, Priest est très proche de la littérature générale et se donne les mêmes situations à traiter. L'élément science-fictif devient alors un mode de traitement qui accentue la mise en relief de la situation. L'histoire d'une femme qui cherche à faire le deuil de son mari, ce n'est pas de la S-F ; une autre qui cherche à se reconstruire à l'abri d'un ex à la personnalité dévastatrice non plus. Lire ce Rêve de Wessex (A Dream of Wessex étant le titre original anglais de Futur intérieur) selon une approche exclusivement spéculative, comme s'il devait offrir une vision du monde originale, quoique avec un angle inédit, ce n'en serait pas moins manquer l'essentiel. La projection — 39 participants projettent un rêve collectif orienté où le Wessex (Devon, Dorset, Wiltshire, Cornouailles), qui n'a d'existence que mythique par opposition aux autres royaumes de l'Est (Essex) et du Sud (East Sussex et West Sussex), est une île — est une spéculation où l'Angleterre est soviétique et le monde plongé dans une stase technologique. L'accroissement entropique semble y avoir cessé. Force est d'admettre que cette Angleterre soviétique douce et agréable, océanique, n'est ni très pertinente, ni très intéressante, comme si Priest avait tenu à souligner que l'essentiel n'est pas là. L'intérêt du Wessex, celui que Julia lui trouve, est de lui permettre de se ressourcer ; mais n'est-ce pas elle, entre autres, qui le projette ? « Le Wessex était réel… C'était la réalisation d'un désir inconscient, une extension de sa propre identité qui l'embrassait totalement ; le parfait amant », qui donne son titre à l'édition américaine du roman : The Perfect Lover (fin du chapitre 17). Ce « futur intérieur », rêvé par 39 participants, est une métaphore du monde tel qu'il est rêvé par six milliards de participants, dont un bon nombre de Paul Mason, tous n'ayant pas la même influence, certaines pouvant se révéler délétères ; les motivations personnelles rejaillissant sur le collectif.

Le titre français, davantage conceptuel, ne rend peut-être pas aussi bien compte de l'importance de l'humain dans le roman que le titre américain. Et c'est cette importance accordée à l'humain qui fait la qualité des romans de Christopher Priest, leur pertinence, car ils parlent à chacun d'entre nous. Ils ne parlent pas tant d'un aspect que d'invariants humains. C'est là où l'on retrouve cette dimension autobiographique diffuse qui naît de son interrogation d'auteur sur ce qui arrive à ses personnages dans la situation où ils les a placés.

Futur intérieur est de ces romans remarquables qu'il faut découvrir ou relire et ne manquer sous aucun prétexte, car c'est ce genre de livre rare qui, entre autres, vous permet d'ouvrir les yeux sur vous même et vous invite à vous demander quel Wessex vous voulez rêver.

Jean-Pierre LION

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