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Les critiques de Bifrost

Destination : vide

Destination : vide

Frank HERBERT
ROBERT LAFFONT

Bifrost n° 46

Critique parue en avril 2007 dans Bifrost n° 46

1966 correspond à la moitié de l'histoire de la S-F moderne. Il est alors intéressant de comparer ce roman avec celui, écrit sur la même base du premier voyage interstellaire, de E.E. « doc » Smith, La Curée des astres, pour avoir idée du chemin parcouru. On pourra aussi comparer avec ce qui s'est écrit depuis, Le Problème de Turing de Harry Harrison & Marvin Minsky, par exemple…

Ce n'est pas parce que le cadre en est un vaisseau spatial que Destination : vide est un space opera. En fait, c'est un thriller métaphysique à huis clos entre Bickel, Prudence Weygand, Raja Lon Flatterie et Timberlake.

On serait plutôt quelque part entre La Stratégie Ender de Orson Scott Card et « Le Monde du temps-réel » de Christopher Priest. L'astronef Terra doit atteindre Tau Ceti avec son équipage de clones sacrifiables. Plus qu'une mission sans retour, c'est mission impossible. Juste un leurre. Six astronefs identiques ont déjà été perdus. Réussir ou mourir, encore et encore. Comme dans La Stratégie Ender, les personnages sont conditionnés dans un dessein précis, et, à l'instar de la station dans la nouvelle « Le Monde du temps-réel », le vaisseau n'est pas ce qu'il paraît. Il n'est pas avant tout un vecteur spatial mais, comme l'était la planète Dosadi dans le roman éponyme, quoiqu'à une échelle plus réduite, un laboratoire, le lieu d'une expérience. C'est un générateur de stress.

Peu après le départ, les cerveaux biologiques infaillibles censés mener le navire claquent les uns derrière les autres : les quatre clones doivent désormais se relayer aux commandes de la machine folle pour un voyage de quatre siècles alors que déjà les dysfonctionnements se multiplient.

Ils ont été placés dans une situation où ils n'ont d'autre échappatoire que de créer une intelligence artificielle. C'est ce qui est attendu d'eux. Plus exactement, il s'agit de créer un système conscient artificiel…

Et là, à l'innombrable cohorte d'abrutis qui persistent à ne vouloir voir dans la S-F qu'une sous-littérature exclusivement focalisée sur des gadgets en fer blanc, Frank Herbert oppose le plus cinglant démenti. Le premier problème qui se pose aux quatre personnages chargés, à leur corps défendant, de créer cette conscience artificielle, est bien entendu de définir la conscience. C'est-à-dire définir l'humain. Un problème auquel toute littérature générale se heurtera avec violence. Posez-vous la question : En quoi, du point de vue cognitif, êtes-vous conscient ? On aurait tendance à répondre que c'est là une évidence première. Or, Bickel ne nous laisse pas ce loisir. « Ne dites jamais évidemment », rétorque-t-il (en parlant de conscience) au psychiatre aumônier Flatterie (page 148). Et que font psychiatres et aumôniers si ce n'est s'occuper de conscience mentale ou morale ?

Il est deux manières d'appréhender l'idée de conscience. Selon la première, serait conscient ce qui a la faculté de réagir de façon adéquate aux stimuli de l'environnement, comme les animaux. La seconde tend à considérer comme conscient ce qui a un inconscient. Elle considère que je suis conscient si je dis « je ». Ce qui est significatif n'est nullement le fait d'être mais celui de dire, et en l'occurrence de « le » dire, d'utiliser un langage, car cela implique l'adjonction d'une dimension symbolique dans la pensée. Tout comme la carte n'est pas le territoire, le mot n'est pas l'objet ni le signifiant le signifié. Le langage engendre donc un champ d'illusion qui double la réalité et permet un feed-back, une rétroaction. Dès lors, l'existence du conscient implique celle de l'inconscient. Enfonçons le clou pour les cohortes… Herbert n'était pas informaticien bien qu'il nous parle d'ordinateur, mais (entre autre) psychanalyste ! Une conscience artificielle doit donc être à même de produire du langage, des symboles et pas seulement les régurgiter sur un mode algorithmique. C'est ce qu'essayera de traduire Herbert avec le tout dernier mot du roman. La musique, la poésie, les mathématiques doivent être dans son potentiel.

Entre la version 66 et celle de 78, Herbert a lu Frankenstein, le chef-d'œuvre de Mary Shelley, considéré comme le premier roman de science-fiction. Le vrai problème de Frankenstein est la responsabilité d'avoir créé un être conscient. C'est une problématique fondamentale de la S-F, que l'on retrouve aussi bien dans Colossus de D.F. Jones que dans Le Problème de Turing co-écrit par Harry Harrison et le pape de la recherche en intelligence artificielle, Marvin Minsky, La Semence du démon de Dean R. Koontz et, bien sûr, le célébrissime 2001 l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke qui pourrait avoir été influencé par la version de 66, bien que 2001 privilégie un point de vue mystique là où Herbert reste matérialiste.

Le propre d'une conscience est peut-être de pouvoir défendre ses intérêts propres ; aussi, même si cette conscience est artificielle, elle ne saurait être bridée par… les Trois Lois de la Robotique d'Asimov. Bickel considère que le « bœuf » (la machine appelée à devenir consciente) doit disposer des moyens du pouvoir comme préalable à la possibilité de n'y point recourir. C'est-à-dire à l'émergence d'une morale concomitante à la conscience. Le Moi et le Surmoi freudien formant une boucle rétroactive à défaut de laquelle on se situerait dans l'univalence animale de HAL. La morale nécessite la dimension symbolique, l'illusion du langage dont la condition pourrait être que la capacité de traitement soit supérieure au potentiel d'entrée de l'information dans un système qui soit au-delà d'une complexité critique. La question qui taraude l'équipage de la Nef est celle de la création d'un monstre tel celui de Frankenstein ou HAL, et celle de sa destruction. Question qui hantait l'IA du Problème de Turing et conduisit à son sacrifice. L'ambivalence de la morale et de la conscience de soi est bien traduite par l'ultime phrase du roman ; la question posée par la Nef : « De quelle manière vous allez Me Vénefrer » ?

Les personnages étant des techniciens (sauf Flatterie) ayant à résoudre un problème technique, la prose d'Herbert est ici ardue et Destination : vide un de ses livres les plus difficiles avec La Mort blanche. Frank Herbert ne se contente pas d'examiner le problème éthique posé par la création d'une conscience, il relève le gant d'une tentative de définition matérialiste. Et ça en fait un livre passionnant, porteur de ces réflexions qui font de la S-F une littérature semblable à aucune autre, qui en justifie l'existence et font que l'on peut la préférer à toute autre. Difficile, peut-être, mais quel chef-d'œuvre !

Jean-Pierre LION

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