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Critiques de Bifrost

La Zone du Dehors

Avant d'être Alain Damasio-La-Horde-du-Contrevent, Alain Damasio était Alain Damasio tout court, auteur d'un premier roman réussi/raté publié chez Cylibris dont deux ou trois sites web innommables avaient un jour parlé. Aujourd'hui (justement) célèbre pour le carton public et critique de La Horde, Damasio nous offre l'utile réédition (revue et augmentée d'un CD) de La Zone du dehors, œuvre fondatrice s'il en est. La boucle est d'ailleurs bouclée, le groupuscule terroriste anarchisant dont il est question ici s'appelant justement La Volte. Ah, tiens, comme l'éditeur ? Oui, voilà, comme l'éditeur, maintenant vous savez tout…

Contribution damasienne à George Orwell, dont l'ombre immense ne cesse de hanter les pages tour à tour nietzschéennes, deleuziennes, foucaultiennes ou situationnistes de ce roman dystopique aussi foutraque que passionnant, l'histoire de La Volte est une charge nécessaire contre la social-démocratie molle qui intègre, comprend, tolère et flique pour notre plus grand bien. Pas besoin de s'envoyer l'intégrale de Noam Chomsky pour savoir que là où la dictature s'appuie sur la répression pour durer, la démocratie se contente de l'assentiment général et de l'autocensure permanente (la fabrique du consentement, comme qui dirait). De fait, La Zone du dehors renoue avec le roman politique, genre encore plus inavouable que la S-F, et dont on peine à trouver en France quelques augustes représentants. C'est désormais chose faite, d'autant que le lifting du roman (belle couverture, beau CD et belle réécriture — les premières pages, notamment) le hisse au même niveau que La Horde du contrevent. Dès lors, Alain Damasio peut enfin officier en tant qu'agitateur public ultra référencé avec l'humour et la chaleur qu'on lui connaît.

D'humour (noir) et de chaleur, La Zone du dehors n'en manque d'ailleurs pas, même si le texte louche plus du côté épique, flamboyant, révoltant, déroutant (et parfois illisible) que de l'absurde rigolo. Soit, mais l'histoire ? On y vient.

Plantée sur un astéroïde en orbite autour de Saturne, une société humaine prospère doucement. Baptisée Cerclon (un rappel assez glaçant au tout aussi glaçant concept de panoptique illustré sur la couverture, entre autres), la ville tient plus de la station spatiale cernée par un environnement hostile que de la terre promise, mais passons. Or, à l'instar de nos propres sociétés occidentales aveuglées par la peur de tout ce qui les menace et dont la majorité des institutions tiennent justement grâce à ce sentiment de terreur généreusement colporté article après article par nos ami(e)s journalistes, le Cerclon s'appuie sur la logique de la destruction. Dehors, tout est si hostile, si irrémédiablement mortel qu'un simple dérèglement risque de mettre un terme à la colonie dans son ensemble et de tuer tous ceux qui y vivent. De fait, qui oserait remettre en cause une société qui, certes, ne manque pas de défauts, mais qui laisse quand même pas mal de libertés, d'autant que sur Terre, par exemple, la situation a carrément dépassé les limites du supportable ? Bref, y a pire ailleurs, soyez heureux ici, surtout que toute tentative de changement débouche sur la mort. T'as qu'à aller voir à Moscou si c'est mieux.

Et pourtant, la jeunesse est décidément incorrigible (enfin, celle qui ne va pas à la Concorde) et une poignée de déviants décide de foutre un peu le feu de ci de là, parce que quand même, bon. Et nos sales jeunes sont tout sauf stupides, qui plus est. Une vraie honte. Apôtres de la démocratie directe, lucides quant à la désastreuse solitude propre aux révolutionnaires, aussi angoissés qu'enthousiastes quand se pose fatalement la question de la lutte armée, les membres de La Volte résument bien les aspirations d'un monde qui prend soudainement conscience de la vraie nature de l'oppression.

En l'occurrence, au Cerclon, l'oppression la plus visible (mais la plus acceptée, car la plus raisonnable) reste le système de Clastres, organisation sociale très rigide qui donne sa place à chacun en fonction de ses aptitudes et qui n'oublie personne (un concept aussi sordide que le déclassement est impensable, évidemment, sauf que l'hypocrisie est très humaine et qu'ordre + pouvoir = oppression, c'est comme ça, et même Olivier Girard aurait bien du mal à réfuter pareille assertion). La Zone du dehors ne fait rien d'autre que raconter la révolte libératrice de cinq personnages, perclus de contradictions, hantés de pressions sociales et tous forcément attachants. C'est tout ? Oui, mais c'est déjà beaucoup. Le style inimitable de Damasio élève le récit avec intelligence et brio. Quant à la révolution, le thème est tellement universel qu'on ne peut guère qu'y adhérer. Reste que si ce premier roman est enthousiasmant par bien des aspects, on sent qu'Alain Damasio a voulu en mettre beaucoup, au risque de s'y perdre. Ainsi, la narration souffre du poids théorique et critique qui jalonne le récit page après page. Défaut agaçant qui, certes, enfonce un peu plus le clou argumentaire, mais qui plombe l'intrigue et limite parfois les personnages à des rôles de tribuns révolutionnaires caricaturaux. Ceci étant, La Zone du dehors est aussi un excellent roman et un beau voyage aujourd'hui douloureusement nécessaire. L'occasion de découvrir une autre facette du travail d'orfèvre de Damasio, qui, on l'espère de tout cœur, a sacrément intérêt à nous pondre quelque chose d'autre au plus vite. Au travail, feignant, la France a besoin d'écrivains qui se lèvent tôt.

La Mémoire du vautour

Prolifique, Fabrice Colin, c'est le moins qu'on puisse dire. Auteur adulte, auteur jeunesse, auteur bédé, conseiller éditorial (pour la collection Points « Fantasy »), l'animal surfe avec bonheur sur le livre au sens large et se fait stylistiquement plaisir avec La Mémoire du vautour, texte expérimental et personnel qui confirme deux choses : Fabrice Colin est un sacré bon auteur ; Fabrice Colin est un sale gosse qui prend plaisir à casser ses jouets, parce que, quand même, faut pas déconner.

Premier roman de littérature générale, précise la quatrième de couverture. Indication curieuse et inutile pour un roman qui n'a rien de général et qui assume parfaitement bien son héritage imaginaire. De là à reprendre pour nous la petite phrase qui définit un livre de S-F comme étant publié par une collection S-F, il n'y a qu'un pas. Hop, donc.

À la lecture de La Mémoire du vautour, on constate que Fabrice Colin n'a vraiment plus rien à prouver. Il n'est plus un « jeune auteur » (il n'est même plus jeune tout court, d'ailleurs) dont on attend avec impatience la prochaine production, celle-là même qui va faire très mal. Fabrice Colin est un auteur français avec ses points forts (une narration extrêmement rythmée, une densité textuelle rare, une façon d'asséner ses phrases dans la gueule du lecteur avec une sorte de détachement glacé) et ses points faibles (un scénario limite, un sens global trop introspectif pour intéresser véritablement un œil extérieur a priori étanche à ce genre de problématique), le tout baignant dans une volonté littéraire très éloignée de toute normalité. C'est tant mieux quand le voyage est maîtrisé de bout en bout, c'est tant pis quand l'édifice se casse la gueule tout seul. La Mémoire du vautour se casse la gueule, mais par une sorte de miracle antigravitationnel comme seule la S-F sait en produire, le livre ne touche jamais le sol. Belle manœuvre, donc, à lire de toute urgence pour en avoir le cœur net.

Au départ (et à la toute fin, ratée, vraiment ratée, tellement ratée qu'en a envie de râler très fort et de la divulguer, mais on n'a pas le droit de gâcher le plaisir des autres), il y a Bill Tyron, sorte de dilettante (mal)heureux contacté par une mystérieuse agence paragouvernementale pour envahir l'intimité d'une ex-G.I. cancéreuse en phase terminale dont il va (ah, tiens ?) tomber forcément amoureux, au point de faire très exactement ce qu'il ne faut pas faire, à savoir mettre son nez là où il ne devrait pas. Car cette G.I. (Sarah) a bénéficié d'un traitement cérébral très avant-gardiste : on (qui ça, on ?) lui a effacé une partie de la mémoire, suite à une expérience douloureuse en Indonésie. Voilà pour le panorama.

Fort logiquement, Colin délaisse ensuite son personnage pour s'intéresser à Sarah et se glisser dans sa peau. Une visite intériorisée réussie, passionnante par bien des aspects, qui débouche sur… Plus grand-chose, en fait, ou plutôt si, mais à l'excès, trop de choses. Un accident d'avion, un vautour mangé par un tigre mangé par un homme mangé par un requin mangé par un homme, une bien belle ménagerie pensante assez génialement dépeinte par un Fabrice Colin qui sait où il va, lui. Le lecteur, peut-être pas, mais c'est aussi ça, la littérature, pas vrai ? Bref, tout ça ne manque pas de piment, sauf que d'autres personnages entrent en scène, des personnages dont on n'a pas forcément saisi l'intérêt, tous vaguement reliés à d'autres, mais qu'importe, l'histoire continue à se dérouler tranquillement, de visites touristiques en expériences extrêmes (toujours impeccablement décrites et impeccablement écrites) pour se présenter à la toute fin comme une sorte de gros collage minutieux savamment emballé en roman. Plutôt raide, donc, mais soit.

On ne peut pas décemment reprocher à Fabrice Colin d'avoir écrit le roman dont il avait envie. Hélas, ce roman n'est pas le nôtre, et le contrat lecteur/écrivain passe toujours mieux quand les deux arrivent à se parler, sans nécessairement se comprendre, d'ailleurs, mais au moins se parler. Ici, pas de miracle, juste un bon bouquin bien fichu, apparemment bien construit, mais qui se perd en route. On pourra toujours râler en précisant que non, la fin replace l'ensemble sur ses pieds, mais le manque de cohérence générale laisse quand même le lecteur sur sa faim. Alors, sommes-nous passés à côté de quelque chose ? Peut-être. La quatrième de couverture évoque un road movie à la David Lynch. Oui, sans doute. Mais ce qui marche au cinéma ne fonctionne pas forcément par écrit.

La Glace et la Nuit, Opus un: Nigredo

Nouveau roman et — surprise — nouvelle exploration de l'univers foisonnant de Vertigen, qui vaut à Léa Silhol son qualificatif de fantasyste shakespearienne, La Glace et la nuit se décline en diptyque, Nigredo n'en formant que le premier volet. Les fans comme les néophytes (re)découvriront un monde proche de Faërie, anges et dieux grecs en plus, livré par une Léa Silhol en grande forme. Style soutenu, narration fluide, poésie et punkitude (oui oui !) y côtoient féminisme, engagement politique et réflexion plutôt profonde sur les motivations d'un genre humain décidément compliqué (« humain » à prendre au sens large, évidemment). Preuve que la fantasy sait aussi être une littérature d'idée, dès que les auteurs s'éloignent des standards aussi éprouvés qu'éprouvants. Double paradoxe avec Nigredo, dans la mesure ou l'auteure reprend à son compte les clichés du genre, mais, à l'image du travail d'Elizabeth Hand ou de Robert Holdstock, les avale tout crus pour mieux les digérer et en tirer quelque chose de totalement neuf. Ce qui frappe le plus dans ce premier tome de La Glace et la nuit, c'est son côté éminemment silholien. Autant dire que les habitué(e)s apprécieront et que les autres ont intérêt à apprécier. Autant dire aussi que pour le lecteur qui n'accroche pas d'entrée de jeu, mieux vaut refermer le livre et passer à autre chose. Nigredo concerne avant tout un public de convaincus. Et si vous l'êtes, il y a très peu de risques que vous soyez déçu(e)s.

Sans déflorer l'intrigue, on peut tout de même révéler que Finstern et Angharad sont de retour, deux cent ans après La Sève et le givre (disponible en poche dans la collection Points « Fantasy »), que le petit peuple est toujours aussi réactionnaire et que ceux et celles qui aspirent à plus de liberté sont condamnés à foutre le feu. Surprenant ? Pas tant que ça. D'abord parce que les personnages de Léa Silhol sont presque tous en rupture, en révolte ou en quête, et que ces trois états s'accommodent assez mal d'une quelconque forme d'autorité. Ensuite parce que la politique est affaire de quotidien et que les royaumes figés sont forcément condamnés au dégel. De fait, suivre les aventures à la fois sérieuses et souvent très drôles (notamment celle de Kelis, vraiment lassé par les simagrées du petit peuple) d'êtres éthérés, fluides et beaux, laisse les lecteurs sur un petit nuage très aérien, sans que jamais le rythme ne retombe ou que l'intrigue s'essouffle. Nigredo apparaît donc pour ce qu'il est : un excellent livre, une histoire à la fois précieuse et belle, envoûtante et éternelle, sertie dans un écrin codé, tellement codé qu'il risque d'en surprendre (et donc d'en rebuter) plus d'un. En attendant, Léa Silhol nous prouve que la fantasy française existe comme entité autonome et que sa profonde originalité pourrait bien donner quelques idées aux autres.

La Fille dans le verre

Auteur rare (surtout en tant que romancier) et subtil (on se souvient de l'excellent Portrait de madame Charbuque), Jeffrey Ford signe ici un roman impeccable, drôle, distrayant, intelligent et attachant. Bien installé dans un fantastique (très) léger qui relève plus du prétexte que de la profession de foi, La Fille dans le verre est une jolie parabole sur l'apparence et se lit en quelques heures sans que jamais le lecteur n'ait vraiment envie d'aller se coucher. Vue par les yeux de Diego, jeune Mexicain sorti du ruisseau par Schell, sorte de magicien-charlatan-medium-marabout de génie, cette histoire abracadabrante se déroule le plus classiquement du monde en pleine dépression des années 30 aux Etats-Unis. Déclinaison imaginaire d'Oudini version politisée, Schell survole tranquillement la crise en dépouillant les riches crédules, certes, mais avec tact, élégance et beaucoup de sérieux. Secondé par Antony, véritable force de la nature (le genre qui tord les barres d'acier, tout de même) et Diego, ce Copperfield du pauvre dispense allègrement ses talents de manoirs en opulentes demeures, à grand renfort de magnésium, de tables tournantes, d'apparitions diverses, de ventriloquie et de gourous indiens. Cette lucrative activité change du tout au tout le jour où Schell aperçoit un vrai fantôme à travers une fenêtre. Une petite fille disparue, qui plus est. Disparition qui, comme dans tout roman à suspense qui se respecte, donne lieu à une enquête. Et une enquête beaucoup plus compliquée que prévue, hantée de ci de là par les fantômes eugénistes du décidément très rigolo Ku-Klux-Klan.

Servie par des personnages aussi fouillées qu'attachants (dont beaucoup sont de véritables figures historiques), une écriture fluide (traduction impeccable, au passage) et un second degré distancié permanent, La Fille dans le verre est l'archétype même du bon bouquin bien ficelé. Sans renouveler quoi que ce soit, Jeffrey Ford se contente de nous raconter une histoire, l'intelligence en plus. Quant à l'ambiance du livre, tout en nuances et en circonvolutions (d'événements comme de style), elle est tout simplement formidable. Laissez revenir le gamin qui sommeille en vous et dépêchez-vous de lire ce roman. Ça ne changera ni la face du monde, ni la littérature avec un « L », mais ça vous donnera beaucoup de bonheur… Qui s'en plaindrait ?

Expiration

Premier roman publié chez Denoël hors collection (curieux concept, d'ailleurs, est-ce à dire qu'aucune collection n'en veut ?), Expiration ne renouvelle rien, n'apporte rien, ne stimule rien, bref, pourrait n'être qu'un de ces romans ratés aussi vite publiés qu'oubliés si Anna Borrel se contentait de nous sortir une histoire aseptisée. Seulement voilà, Anna Borrel est journaliste et sait donc pertinemment que son lecteur ne lui accordera qu'un vague coup d'œil avant de passer à autre chose si elle ne fait pas tout pour le choper par le cou et lui replonger la tête dans son article. Même chose avec Expiration qui, malgré d'énormes défauts, donne envie d'en lire plus et d'attendre le petit deuxième de pied ferme.

Si le décor ressemble à une fête foraine aussi foireuse que peu crédible (Paris ceinturé de hauts murs assiégés par des hordes de pauvres régulièrement dégommés par des drones, pendant que les riches de la « Zone 1 » vivent dans la paix et le bonheur le plus total — merci au Jean-Pierre Andrevon du Travail du furet, publié en… 1983), quelques jolies trouvailles (?) renforcent l'ensemble. C'est le cas de la date d'expiration humaine, au-delà de laquelle, même riche, vous devez mourir pour permettre à la société de survivre (décidément, Anna Borrel a bien révisé son « Andrevon pour les nuls »). Le problème, c'est que certains ne s'y soumettent pas forcément, et qu'il devient donc nécessaire de les retrouver et de régler une bonne fois pour toute cette preuve flagrante d'incivisme. Au beau milieu de ce chaos, on suit le quotidien d'un petit flic né « hors-zone » et parachuté en Zone 1 en raison de ses excellents états de service. Pour un type né dans un champ de ruines, vivre en plein Paris est un rêve, un rêve qu'il ne compte pas laisser tomber. En proie aux vexations incessantes de ses collègues, Dessandres (c'est son nom) doit encore et toujours faire ses preuves. Et quand le corps d'un riche (et vieux) musicien à la retraite disparaît après sa date d'expiration, c'est tout le commissariat qui met le paquet pour le retrouver. Un échec serait catastrophique et remettrait en cause l'existence même d'une police d'état face aux milices privées beaucoup plus efficaces…

Hélas, en croyant résoudre un banal vol de cadavre, Dessandres met le doigt dans quelque chose de beaucoup plus gros…

Archi classique dans sa structure (limite pénible, d'ailleurs), dans ses personnages caricaturaux à l'extrême et dans le développement du complot (nécessairement plus important que prévu), Expiration souffre avant tout de son manque de crédibilité. En clair, on n'y croit pas une seconde. Une société aussi sinistrée ne peut tout simplement pas tenir plus de cinq minutes sans virer au carnage. Restent de bonnes idées et la peinture d'un néo-fascisme ordinaire dans un monde dévasté qui fait mouche si on décide une bonne fois pour toute de s'affranchir de son côté grand guignol.

L'Ensorceleuse

Publié sous une couverture aussi absurde que laide, le très élégant Mortal Love doit composer avec un titre français objectivement mal choisi et un non-engagement éditorial flagrant (ni en « Lunes d'encre », ni en « Denoël & d'ailleurs », mais enfin pourquoi ?). Le destin de L'Ensorceleuse semble donc scellé, ce qui est dommage quand on connaît le talent d'Elizabeth Hand et certaines de ses délicieuses nouvelles (à lire notamment dans Fiction nouvelle mouture, ou dans le numéro 9 de la série des anthologies périodiques Étoiles Vives). Histoire de compliquer encore un peu plus la chose, L'Ensorceleuse ne fait pas franchement partie des livres étiquetables. Fantasy urbaine, un peu, peinture sensible du milieu artistique fin XIXe siècle, certes, thriller horrifique et/ou merveilleux, aussi… Bref, les qualificatifs ne manquent pas et font de ce roman un excellent moment de lecture, à défaut du chef-d'œuvre espéré. Le style de Hand pose également problème. Très elliptique, essentiellement fondé sur le non-dit, parfois obscur ou carrément hallucinatoire, l'intrigue ne se livre pas facilement. De fait, les lecteurs souffrent quand il s'agit de suivre l'auteur sur un chemin évidemment éthéré. À l'instar de Robert Holdstock ou même de Léa Silhol, Elizabeth Hand s'approprie le sacro-saint petit peuple anglais et l'adapte à ses vues personnelles sur la nature profonde du merveilleux. Dès lors, mécanisme logique, l'impossible acquiert une présence extraordinaire, et s'il s'accompagne de brumes et d'hallucinations floues, les sensations éprouvées par les témoins sont d'une extraordinaire réalité.

Constitué de chapitres qui naviguent entre aujourd'hui et la fin du XIXe siècle, le texte bénéficie largement de ce bon vieux procédé littéraire et passionne suffisamment son lecteur pour lui donner envie d'en savoir plus. Hélas — ou tant mieux — Hand ne donne que très peu de clés. Et la principale est une femme, évidemment surnaturelle, mais aussi très réelle, dont la passion pour l'art (peinture, poésie, écriture, etc.) lui fait traverser le temps à la recherche de l'essence des choses. Hélas, pour les pauvres mortels qui la côtoient, fréquenter pareille muse n'est pas sans douleur et conduit souvent à la folie. C'est le cas de Daniel Rowlands, venu à Londres travailler sur le mythe de Tristan et Yseult pour un magazine américain, mais c'est aussi le cas — un siècle plus tôt — d'un peintre en devenir, de quelques poètes et d'un aliéniste qui tient plus du savant fou que d'autre chose. Tous s'autodétruisent au contact de la femme, et cette dernière se consume elle-même au contact de l'Art.

Eternelle parabole sur la douloureuse nécessité artistique, L'Ensorceleuse est un joli mélange des genres. De par sa construction volontairement éclatée et sa narration volontiers obscure, le roman d'Elizabeth Hand est avant tout déroutant. Mais pour ceux et celles qui acceptent de se faire malmener, le voyage vaut largement le détour. Fluide et évocateur, le style est un régal à lui seul. Et si l'intrigue ne se dévoile pas comme ça, elle en donne suffisamment pour construire une histoire pleine de sens, tout en s'offrant le luxe de se draper dans le mystère le plus aérien. À lire, donc, ne serait-ce que pour découvrir un univers à la fois original et inventif, en attendant les prochaines traductions qu'on espère nombreuses — ce dont il est permis de douter lorsqu'on sait qu'entre son premier roman traduit par chez-nous, l'excellent L'Eveil de la Lune, à l'époque chez Rivages dans la défunte collection « Fantasy » (avec une reprise en 2001 chez Pocket « Terreur », collection tout aussi disparue) et le second, L'Ensorceleuse, donc, il s'est écoulé… huit années !

Exultant

Dans le premier volume, une secte très ancienne élevait les enfants à la façon d'une ruche, avec le but de créer une coalescence susceptible de devenir une structure sociale défiant le temps, même en l'absence de dirigeant. Le roman s'achevait vingt-cinq mille ans dans le futur, au cours d'une interminable guerre opposant les Humains aux Xeelees. Le second tome de cette tétralogie (que l'éditeur persiste à considérer comme une trilogie…) commence là où s'arrête le premier, dans l'espace, lors d'un combat où il est clairement admis que les jeunes recrues ne sont que de la chair à canon formatée pour mourir jeune. Une vie brève brille d'une lumière vive est leur devise. Les Xeelees sont d'autant plus difficiles à vaincre que, par la magie des déplacements plus rapides que la lumière, ils sont en mesure de connaître les manœuvres de l'adversaire avant que celui-ci ait arrêté son plan. Pirius a joué sur ces décalages temporels pour gagner la première bataille contre l'ennemi, mais se retrouve dans une ligne temporelle du passé, face à son double qui n'accomplira jamais cet acte de bravoure mais n'en sera pas moins puni, en même temps que son auteur, car les initiatives personnelles, mêmes victorieuses, sont contraires aux ordres. Pirius Bleu (celui du futur) est envoyé comme simple soldat sur un astéroïde où il subit un entraînement éreintant tandis que l'innocent Pirius Rouge est contraint d'accompagner le commissaire Nilis dans des missions loin du front. Il se rendra progressivement compte que ce châtiment est en réalité une aubaine permettant à l'humanité de prendre l'avantage dans la guerre contre les Xeelees, dont on ne sait rien, ni sur les vaisseaux ni sur la raison pour laquelle ils investissent Chandra, le gigantesque trou noir au centre de la galaxie, hormis le fait qu'ils semblent y puiser leur énergie…

Ce roman pourrait n'être qu'un space opera de grande envergure — ce qui est tout à fait honorable — racontant une guerre contre un ennemi hors norme. Au passage, Baxter nous régale avec sa débordante imagination, notamment concernant d'autres formes de vie comme les Qax ou les redoutables Fantômes d'Argent, qui ressemblent à des miroirs sphériques dont la peau ferait partie d'un autre univers, ou encore les quagmites, formes de vie primitives nées quand l'univers n'était encore qu'une soupe de quarks. Mais Baxter nous transporte bien plus loin…

Sa réflexion sur l'évolution se poursuit avec un tableau récapitulant les étapes de la formation de l'univers depuis le Big Bang, qu'il parvient à peupler avec de la vie dès le premier millionième de seconde ! Outre cette époustouflante démonstration, il réussit le tour de force d'expliquer par ce biais les énigmes restantes de l'astronomie ou de la mécanique quantique : la masse manquante de l'univers et la répartition de la matière visible par agrégats, la prépondérance de la matière sur l'anti-matière, la structure de la galaxie spirale et la proportion anormale de lithium dans l'univers… Le tout est assaisonné de réflexions philosophiques sur l'apparition de la vie ou la nature de l'univers et la relation au temps, Baxter passant d'une idée à l'autre avec une agilité empêchant son audacieux échafaudage de s'effondrer.

Les amateurs d'aventure et d'action sauteront sans peine ces passages qu'ils jugeront bavards, les autres resteront bouche bée devant la maestria avec laquelle Baxter suscite chez le lecteur de science-fiction ce fameux sense of wonder qui est la matière exotique de cette littérature. C'est un enchantement permanent et du grand art, vraiment !

Les Chefs-d'oeuvre de H.G. Wells

Ce recueil comprend les principaux romans de science-fiction de Wells, à savoir La Machine à explorer le temps, Les Premiers hommes dans la Lune, La Guerre des mondes, L'Île du docteur Moreau, L'Homme invisible, M. Barnstaple chez les hommes-dieux ainsi qu'une novella, « Une Histoire des temps à venir », et onze nouvelles, pour s'achever par le document de son quasi homonyme, Welles (Orson), avec le texte de la célèbre adaptation radiophonique de La Guerre des mondes.

Le bilan est plus qu'impressionnant, puisque quatre de ces titres font encore aujourd'hui l'objet d'adaptations cinématographiques d'envergure. Il l'est davantage quand on considère que ces quatre chefs-d'œuvre ont été écrits par un auteur qui n'avait pas trente ans (La Guerre des mondes est paru en 1898, mais fut publié en feuilleton à partir d'avril 1997, soit avant les 31 ans de Wells, le 21 septembre). C'est à dégoûter de leur métier d'honnêtes artisans de l'écriture. Cela souligne en tout cas le génie de Wells et sa sagacité en matière de spéculation sociale et scientifique.

L'ensemble des textes de l'omnibus est antérieur à la première Guerre mondiale, à l'exception de M. Barnstaple chez les Hommes-Dieux, daté de 1923. Cette exploration involontaire, dans un monde parallèle, d'une civilisation avancée disposant de capacités télépathiques et vivant dans une utopie réussie démontrant au groupe égaré qu'il est possible d'échapper à l'Âge de la Confusion dans lequel est plongé l'humanité, s'inspire d'ailleurs d'une nouvelle de 1905, « Une Utopie moderne », elle-même développant des idées exposées deux ou trois ans plus tôt dans des articles. On aurait pu garder la nouvelle à la place du roman, qui ne fait que préciser et affiner les conjectures en présentant une société encore plus évoluée, et lui préférer un autre grand roman de Wells, Quand le dormeur s'éveillera, daté de 1899, afin de mieux centrer le recueil sur cette période de l'auteur, la plus féconde et la plus imaginative.

Car, en une dizaine d'années, Wells expose tous les thèmes fondateurs de la science-fiction moderne : l'invasion extraterrestre, le voyage dans le temps, les manipulations génétiques, les univers parallèles ! Dans le détail, on trouve le concept de nœud dans l'espace reliant des lieux éloignés entre eux, avec la fameuse analogie de la feuille de papier pliée pour rapprocher deux points distants (« Un Etrange phénomène », où un homme observe un autre monde dès qu'il ferme les yeux), l'utilisation de thérapies par les rêves (« Une histoire des temps futurs » date de 1905 et les premiers textes de Freud de 1899), l'usage intensif et urbain de trottoirs roulants bien avant ceux d'Asimov et d'Heinlein. Plus surprenant encore, Wells n'utilise pas ces thèmes comme de simples prétextes à l'aventure et aux voyages, mais les manipule d'emblée comme des outils servant la réflexion et le développement d'une pensée sociale. Car c'est bien la civilisation humaine et son devenir qui l'intéressent, comme il le démontrera dans son œuvre par la suite.

Le classement thématique (« Autres temps », « Autres mondes », « Autres monstres », « Autres dimensions ») met en lumière les prétextes imaginés par Wells pour se livrer à ses spéculations. La partie consacrée aux monstres met davantage l'accent sur la psychologie de l'individu, et encore n'est-ce là qu'une impression première, en raison notamment des savants fous remarquablement campés, le Dr Moreau et Griffin, l'homme invisible, car « Le Nouvel accélérateur », invention d'une drogue accélérant le temps de vie d'un individu, ce qui lui permet d'être le plus rapide dans des moments stratégiques, esquisse à son tour les conséquences sociales d'une telle invention.

Prétextes, car les autres civilisations, qu'elles soient extraterrestres, situées plus loin dans le temps voire hors de notre continuum, cachées comme le peuple sous-marin de « Dans l'abîme » ou inaccessibles comme les mondes entrevus dans les rêves (« Un rêve d'Armaggedon »), sont toujours l'occasion de dépeindre une société ayant fait des choix différents. Ici, un cristal sert d'appareil de communication pour observer Mars, là, l'explosion d'une mystérieuse poudre verte permet de voir un monde superposé au monde (« L'Histoire de Plattner »), ailleurs, l'apparition aléatoire d' « Une Porte dans le mur » ouvre sur des dimensions cachées. Il s'agit à chaque fois de voir l'inconnaissable ou ce qui n'existe pas encore, peu importe les moyens. Les explications, quand elles existent, empruntent au fantastique, rappelant que Wells s'est illustré dans ce domaine dès ses débuts. On en a un exemple avec « Mr Skelmersdale au pays des fées », qui exprime un sentiment disséminé dans d'autres récits : la nostalgie d'avoir approché trop fugacement une réalité jugée préférable à la nôtre.

Les dix récits d' « Autres dimensions », comparés aux trois ou quatre des parties précédentes, et qui leur sont globalement postérieurs, montrent une tendance à l'exploration de mondes imaginaires ressemblant davantage à la fuite d'un réel que l'auteur ne manque pas de critiquer ou de remodeler par ailleurs.

Tous ces récits ont remarquablement bien résisté au temps : efficacité de la mise en scène, sens de la narration et du suspense, avec toutefois une propension à recourir à un narrateur faisant autorité pour exposer les situations les plus incroyables, mise à distance dont on se passe le plus souvent aujourd'hui, mais qui a le mérite de donner des gages d'authenticité au récit et de la profondeur aussi, car un discours est déjà porté sur l'affaire.

Lacassin, dans sa préface, revient avec pertinence sur le parcours de cet auteur justement qualifié de « vagabond de la science, rêveur et prophète », difficilement réductible en tout cas à une seule catégorie. La lecture ou la relecture de ces récits ainsi mis en perspective s'avère indispensable et rappelle, au besoin, que Wells n'a pas usurpé le titre de père de la science-fiction moderne.

Transgression

Vous qui aimez la S-F militariste, végétarienne et féministe, les soldats qui ont un pénis de la taille d'une courgette de comices agricoles et des couilles façons melons de Cavaillon, vous voilà servis ! Car est venu le temps de retourner sur Cavanagh, retrouver Ara le Wess'har infecté par la c'naatat et Shan Frankland infectée elle aussi par ce parasite « intelligent » qui permet d'accéder à une forme d'immortalité. Alors que les militaires humains basés non loin se demandent s'ils doivent capturer le symbiote histoire de la transformer en arme ou en médicament, ou plutôt le détruire à coups d'ogives nucléaires afin d'être sûr du résultat (décidément, Karen Traviss a été marqué au fer rouge par la tétralogie Alien), Ripley Shan et Aras se mettent en ménage, s'adonnent aux joies de la nourriture strictement végétarienne et jouent au plombier : « Oui, vas-y, mets ton gros robinet dans mon petit tuyau d'arrosage » — le tout donnant un remake moderne des Amants étrangers de P.J. Farmer qui fait parfois mouche, reconnaissons-le. Et j'arrête là mon petit résumé car celui-ci couvre déjà, l'air de rien, les 228 premières pages de l'ouvrage.

Transgression est un roman déséquilibré, souffrant des pathologies bien connues du « remplissage inutile » et du « dialogue non-signifiant ». Outre ces boursouflures qui ne surprendront personne tant elles sont à la mode en S-F contemporaine, nous sommes ici confrontés à un ouvrage terriblement mal écrit (plus pauvre, d'un point de vue stylistique, je ne vois guère qu'Alexis Aubenque et les pages people de Closer). Sans parler de la traduction. J'ai du mal à croire que quelqu'un doté d'un minimum de culture générale ait relu ce massacre (par exemple la guerre des Falklands s'appelle la guerre des Malouines de par chez nous). Je n'ai pas compté les phrases qui ne veulent rien dire, celles qui veulent dire quelque chose mais certainement pas ce à quoi pesait l'auteur, les faux-amis traduits en toute amitié, la foule de termes anglais faciles à traduire, etc. Une purge.

Et pourtant, malgré ce style journalistique plat comme le ventre d'un squelette d'anorexique, cette traduction des plus pénibles, j'ai fini le livre sans grande difficulté, car Karen Traviss a un petit quelque chose qui accroche : une volonté de ne pas éluder « les sujets qui fâchent », une façon bien à elle de mettre le doigt là où ça fait mal. Sa fascination pour les hommes-paillassons et son mépris pour tout ce qui est doté d'un pénis sont rafraîchissants — un peu grotesques, mais ça fait du bien de pouffer en lisant les exploits d'une buveuse de thé qui ferait passer Terminator pour une tarlouze et Indiana Jones pour Dora l'exploratrice. Et puis, à la fin de ce second volume, il se passe un truc !in!cro!ya!ble! On est là, on lit, on relit le passage et on se dit que c'est pas possible, que c'est presque aussi bon que « Luke, je suis ton père » (j'avais dix ans quand Lord Casque Noir a prononcé ces mots inoubliables, alors autant dire que ça marque son homme).

Karen « Chef ! Oui, Chef ! » Traviss écrit comme une brouette sans roues, mais a des couilles de Béret Vert (qui servent sans doute de roues à la brouette en question) ; c'est sûrement pas le genre de compliments auquel elle aspire, mais c'est de loin celui qui me semble le plus approprié pour quelqu'un dont la devise personnelle semble être : « Dites-le avec des grenades dégoupillées. »

Vivement le tome 3 (parce que quand c'est aussi mauvais, ça confine au sublime).

La Saison des singes

Voilà un roman (à la couverture d'une rare laideur) dont les lecteurs de l'anthologie Escales sur l'horizon du Fleuve Noir connaissent la première partie, « Les Enfants de l'automne », puisqu'il s'agit de la novella « Avant Champollion », description d'une société religieuse où le froid et l'hiver sont inconnus. En effet, sur leur planète (comme sur Helliconia) les saisons sont très longues et dépassent de loin l'espérance de vie d'un être humain. À la relecture, on peut se demander comment une société toute entière peut ignorer le froid, puisqu'il suffit de plonger dans l'eau d'une rivière ou d'un lac, de gravir une montagne pour profiter de cette sensation (par ailleurs, même dans les pays tropicaux, il arrive que les matins soient très froids). Il en va de même pour la glace, qui peut tomber du ciel même par fortes températures (orage de grêle). Mais peu importe, la nouvelle marchait surtout sur sa sensibilité mennonite (moi institutrice coincée, toi mauvais élève pas vilain à regarder, quand toi faire bisou à moi ?) et même si, à la seconde lecture, l'incrédulité se suspend moins, elle se suspend suffisamment pour que cela marche encore.

Les ennuis commencent vraiment avec la seconde partie du roman, « Les Naufragés de l'hiver », où l'on change (dans un premier temps) violemment de décor et de style d'écriture. On y suit la capture d'une criminelle, Kiris T. Kiris, embarquée à bord du vaisseau chartriste Abondant, puis à son évasion. Pas contente, cela va de soi, elle échappe aux deux inspecteurs qui l'avaient arrêtée et à un détective privé lancé à ses trousses, puis infecte le vaisseau intelligent (un grand modifié, sorte de surêtre humain) avec des nanos4 et crashe une partie de l'engin sur la planète décrite dans la première partie. Tout ça pourrait être très sympathique si on y croyait, ce qui est rarement le cas (le coup de la criminelle ultra dangereuse qu'on plonge en sommeil artificiel et qu'on ne surveille pas, c'est franchement dur à avaler, surtout quand on connaît les capacités opérationnelles des grands modifiés, censés être beaucoup plus intelligents que des êtres humains « normaux »). D'autres seront gênés par la multiplicité (peu convaincante) des lignes narratives (décalées dans le temps, sinon ce ne serait pas marrant) ; multiplicité qui ne fonctionne pas dans la mesure où toute la partie sur la quête de l'institutrice s'intègre mal avec le reste. Et que dire de l'énorme influence de la S-F britannique des quinze dernières années qui caractérise cet ouvrage ? Les immenses vaisseaux qui communiquent entre eux, un petit coup de Ian M. Banks ; le personnage de Gabriel Burke condamné à un long sommeil, bienvenue chez Eric Brown ; les différents types d'humanités en présence, de machines et j'en passe, hop, nous voilà chez Alastair Reynolds et ses Inhibiteurs ; sans oublier une couche de Paul J. McAuley ici et là (Kiris T. Kiris m'a fait furieusement penser à un des personnages principaux du formidable cycle de nouvelles The Quiet war).

Hommage servile ? Il y a de cela. En tout cas, pas ou peu d'originalité.

Au final, cette mayonnaise (qui pourrait être goûteuse) ne prend guère. Contrairement à Reynolds, Sylvie Denis n'est pas une scientifique et ça se sent, la façon dont s'intègre la science dans le flot du récit est au mieux maladroite, souvent aberrante. Ensuite, il y a une inadéquation patente entre le style et le sujet ; même quand quelqu'un se fait décapiter (ou écorcher) la courbe stylistique reste définitivement plate (on croirait lire un compte-rendu du réunion Tupperware). À peu de choses près, c'est de la S-F écrite comme Heinlein en écrivait dans les années 50 (l'humour en moins), sauf que les thématiques sont (beaucoup) plus modernes et aspirent par conséquent à une pyrotechnie stylistique à laquelle Sylvie Denis ne se risque pas (l'apport d'Heinlein est mal digéré, la science fait des grumeaux ; celui d'Alfred Bester a été purement et simplement perdu en route). On ajoutera à cela des personnages en papier qui n'ont pas (ou peu) de pulsions sexuelles et autres problèmes de tuyauterie et qui, pour la plupart, rêvent de ne plus être de simples créatures de chair et de sang (tout le roman suinte de cette idée que le bonheur est dans la post-humanité libérée des contingences charnelles et la surintelligence qui va de pair).

Au bout de deux cents pages (sur 440), entre deux bâillements d'ennui, on en est réduit à attendre la découverte des Ewoks Ninhsis (que promet une quatrième de couverture qui raconte à peu de choses près tout le livre). Une découverte de l'autre qui aurait pu nous donner de belles pages à la Jack Vance, mais n'offre, au final, pas grand-chose (du sous Ursula le Guin, à mon humble avis ; à comparer avec Les Fils de la sorcière de Mary Gentle et The Woman of the iron people de Eleanor Arnason).

Evidemment, on ne peut pas dire que le livre soit mauvais (il y a même des passages fort réussis — ceux avec Kiris T. Kiris -, et l'ensemble se lit, comme on dit), mais on attendait tant du premier roman de S-F de Sylvie Denis, sans doute trop, et le résultat déçoit. Le manque d'engagement dans l'écriture, la construction ambitieuse mais mal maîtrisée, le côté pataud des scènes d'action, la mièvrerie remarquable de l'ensemble (là où on serait en droit d'attendre du vertige psychologique, un peu de cruauté, une folie liée à toute la technologie que côtoient et utilisent les personnages), tout cela donne un livre qu'on oublie au fur et à mesure de sa lecture, un fouillis un brin ennuyeux, dépourvu de vision déstabilisante, contrairement à nombre de ses influences anglo-saxonnes.

Si on me permet une petite sortie de route, je glisserai sur un « ressenti de lecture » : plonger dans La Saison des singes m'a fait involontairement replonger dans le dernier livre de Thierry Di Rollo, Les Trois reliques d'Orvil Fisher qui est loin d'être mon Di Rollo préféré (je ne me remets toujours pas du diptyque La Lumière des morts/La Profondeur des tombes)… Quel est le rapport ? Justement, il n'y en a aucun… On est aux deux bouts du même spectre, celui de la S-F : d'un côté un livre gras/ennuyeux/mou/bordélique qui nous parle de l'autre (ninhsis, post-humains) et si peu de nous, de l'autre un texte court, cru, d'un engagement stylistique total ou presque qui nous parle de nous et si peu de l'autre (les anhumains). À force d'être dégraissé jusqu'à l'os, Les Trois reliques d'Orvil Fisher perd — à mon humble avis — une bonne partie de son impact potentiel ; à trop être grassouillet, bavard et gentillet, La Saison des singes perd tout impact ou presque. Comme j'aurais aimé que Sylvie Denis ait un engagement stylistique à la hauteur de son sujet, des mondes qu'elle veut décrire, des personnages qu'elle met en scène, de leurs dilemmes. Nous aurions eu là un grand livre, digne des meilleurs Banks, ou d'Alastair Reynolds.

On rappellera à ceux qui l'ignoreraient que Sylvie Denis est l'autrice d'un excellent recueil de nouvelles : Jardins virtuels et d'un assez intéressant roman de fantasy : Haute-école (bien que longuet et bordélique lui aussi). À ce jour, Jardins virtuels reste sont meilleur ouvrage. La Saison des singes se termine sur un cliffhanger, et appelle donc une (ou plusieurs) suite… il y a fort à parier qu'un autre que moi en fera la critique dans Bifrost.

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