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Les critiques de Bifrost

Comme un conte

Comme un conte

Graham JOYCE
BRAGELONNE
384pp - 20,00 €

Bifrost n° 80

Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80

Graham Joyce est décédé en septembre 2014. La lecture de Comme un conte (dont on préférera le titre original, Some Kind of Fairy Tale), son avant-dernier roman publié, se révèle donc des plus émouvante, tout en soulignant combien le talent de l’auteur nous manquera.

Le soir de Noël, leur fille Tara frappe à la porte de Dell et Mary Martin, un couple vieillissant. Sauf que Tara a disparu depuis plus de vingt ans — elle en avait alors seize — sans laisser la moindre trace et qu’elle revient, semble-t-il, inchangée. A l’époque, sa disparition fut un choc immense en même temps qu’un terrible mystère : le pire fut bien évidemment envisagé, à commencer par l’œuvre de quelque pervers. Son frère, Peter, inconsolable, entreprit des recherches harassantes, alors que son meilleur ami, Richie, le petit ami de Tara à l’époque, fut un temps suspecté. Depuis, Peter a fait sa vie : marié, père de trois filles et un garçon, il est maréchal-ferrant. Richie, lui, frappé par l’opprobre de son ancienne belle-famille, a tenté en vain une carrière de musicien. Il est peu de dire que le retour de Tara va tous les bouleverser. D’autant que l’explication avancée par la revenante est pour le moins difficile à accepter : elle prétend avoir suivi un homme jusque dans un autre monde, un univers féerique où elle a été retenue prisonnière six mois… pendant que vingt ans s’écoulaient dans le monde des hommes.

Ce qui frappe d’emblée ici, et ce dès les premières pages, c’est la profondeur des descriptions psychologiques. Graham Joyce parvient à faire ressentir l’ensemble des émotions qui agitent ses personnages, tout à la fois stupeur, soulagement, amour, honte, incompréhension… La puissance des sentiments convoqués est telle que le lecteur passe par tous les états — et sort sonné de cette avalanche d’uppercuts affectifs. L’impact est en outre d’autant plus fort que Joyce génère cette empathie avec une économie de moyens saisissante : il ne recourt qu’à très peu d’analyses psychologiques étayées, hormis lorsque Tara va consulter un psychiatre qui, s’il suggère quelques sourires, convainc nettement moins du fait d’une excentricité excessive et dont les notes, très précises et reproduites telles quelles, n’apportent au final pas grand-chose. De la même manière, Joyce réussit à submerger son lecteur d’émotions sans en rajouter dans le mélo (il y sacrifiera un tantinet, ceci étant, dans la deuxième partie, avec la maladie d’un des personnages).

S’il y a peu de descriptions psychologiques, beaucoup de choses passent en revanche par les non-dits, et à ce titre les dialogues sont étincelants — voire d’une âpreté insoutenable quand Peter reproche à Tara son absence et la mortifie pour son invraisemblable explication, ou s’excuse auprès de Richie de la suspicion qu’il a pu ressentir à son égard. L’aspect pesant du retour de Tara sait aussi faire place à de jolis moments d’humour, comme lorsque Peter et Genevieve gèrent leur marmaille hyperactive.

Si tous les protagonistes sont décrits avec une justesse impeccable (on oublie le psychiatre déjà évoqué), c’est bien Peter qui bénéficie du traitement le plus fin. Ce gros nounours qui semble taillé dans le granit, qui trouve son accomplissement dans son métier manuel et une vie de famille avec une femme complice et des enfants qui l’adorent, se fissure quand il voit sa sœur revenue, et davantage encore quand il refuse de la comprendre ; il lui faudra alors tenter de se reconstruire comme il peut.

En définitive, on en oublierait presque le point de départ de l’histoire : une adolescente a passé six mois au pays des fées. Toute la subtilité de Joyce est là : pour exceptionnelle qu’elle soit, cette péripétie ne peut nous faire oublier l’importance de notre monde, notre monde humain, et ce même si la féerie est une terre de liberté totale (notamment sexuelle). Le passage de Tara dans l’autre monde est ainsi décrit par petites touches entremêlées avec les scènes de son retour, autant d’éléments qui se répondent les uns aux autres à mesure que la jeune femme incorpore dans la description de ses aventures des choses issues du monde « réel ». Procédé qui, bien sûr, entretiendra le doute quant à la vérité de ce qu’elle a vécu, fantasme ou réalité…

Comme un conte est enfin, aussi, une manière de dissertation sur l’essence même du conte de fées, sur son apport à la perception de notre propre monde. Là encore, plutôt que de se lancer dans un long exposé didactique, Joyce choisit de chapeauter chacun de ses chapitres par des citations empruntées à Shakespeare, Le Guin, mais aussi Einstein, John Clute, Bettelheim… voire lui-même, sous son pseudonyme de William Heaney ! L’auteur peut alors librement illustrer tous ces propos par la narration des événements vécus par Tara.

Au final, Comme un conte se révèle un roman poignant, preuve incarnée que réalité et fiction sont perméables et s’enrichissent mutuellement. Un bien beau livre, en somme, qui nous rappelle avec tristesse combien Graham Joyce était, et restera, un auteur de tout premier plan.

Bruno PARA

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