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Les critiques de Bifrost

La saga de Corum est composée de six romans, qui s'organisent en deux trilogies, dites des Épées (Le Chevalier des épées, La Reine des épées, Le Roi des épées) et des chroniques de Corum (La Lance et le Taureau, Le Chêne et le Bélier, Le Glaive et l'Étalon), écrites entre 1971 et 1974, ce qui fait de son protagoniste la plus récente des quatre principales incarnations du Champion éternel (avec Elric, Hawkmoon et Erekosë). De plus, ce cycle constitue sans nul doute la colonne vertébrale de la série du Multivers moorcockien, autour de laquelle viennent se greffer les autres aventures. En effet, de tous les héros (ou antihéros) de l'auteur, Corum est celui qui a manifestement la meilleure connaissance du Multivers et de ses plans. Ainsi, dans la première trilogie, au cours de laquelle il doit défier tour à tour les trois seigneurs du Chaos, Arioch, Xiombarg et Mabelode, il parcourt inlassablement les quinze plans gouvernés par ces trois figures. Pour lui, Arioch n'est qu'un adversaire à sa mesure, bien que divin, alors que pour Elric, Arioch est un être invincible, le seigneur qu'il est obligé de servir. Sa connaissance du Multivers, Corum la doit aussi à la présence très affirmée de Jhary-A-Conel, le Compagnon des Champions, avatar de Moorcock, qui semble prendre un malin plaisir à guider le héros, et qui agit bien souvent comme un deus ex machina. Tous les personnages de l'auteur ont droit à un acolyte, mais Corum est celui dont le destin repose le plus sur ce partenaire.

Son statut de centre du Multivers, la saga de Corum le doit aussi à son classicisme apparent. Les deux trilogies fonctionnent l'une comme l'autre sur le motif de la quête : vengeresse (Corum est le dernier de son espèce, les siens ayant été décimés par les humains) dans les trois premiers romans, elle devient vitale dans les suivants (s'étant fait des amis parmi les humains, il doit retrouver un certain nombre d'objets ou d'animaux mythiques). Le côté parodique d'Hawkmoon n'est qu'un lointain souvenir, et la tragédie d'Elric, proche du drame shakespearien, très diluée : la race de Corum est en effet quasiment éteinte, mais il en conçoit beaucoup moins d'amertume, car il n'est pas responsable de cet état de fait. Bref, ce cycle est moins sujet aux débordements de tout ordre, stylistique ou lyrique, que ses alter egos ; en quelque sorte, il constitue la trame centrale du Multivers. De plus, Corum est un elfe, même si sa morphologie présente quelques particularités par rapport à l'imagerie habituelle (ses yeux, notamment, jaunes et violets). C'est a priori la seule fois dans sa longue saga que Moorcock utilise ce genre de personnages, ce qui accrédite la thèse de ce classicisme revendiqué.

Toutefois, le classicisme selon Michael Moorcock est toujours limité : ainsi son héros perd très rapidement un œil et une main, avant d'en récupérer des substituts divins. En heroic fantasy, où le culte du corps du héros est sacro-saint (qu'on songe à Conan), cette démythification est rare, surtout à l'époque de la rédaction du cycle. Qu'on songe que même Fritz Leiber, grand ancêtre de Moorcock et également briseur de tabous, attendra 1977 et L'Île de givre (dans Magie des glaces) pour faire subir à l'un de ses héros, Fafhrd, la perte de sa main ! De même, la seconde trilogie voit Corum, adulé par les humains chez qui il vit, repartir en quête comme au premier jour pour sauver ceux-ci, alors qu'en général en fantasy la quête relève davantage de l'apprentissage, du passage de l'être commun au héros.

Sous ses apparences de fantasy classique (mâtinée de SF, comme le prouvent certains passages, et par exemple la présence d'un vaisseau spatial), la saga de Corum ressemble donc à du Moorcock pur jus, avec un héros en pleine crise existentielle, qui se débat plus qu'il ne se bat dans les méandres des plans. Sa lecture est donc chaudement recommandée, comme devrait l'être celle du cycle du Multivers tout entier, vaste corpus littéraire extrêmement structuré malgré l'éclatement de ses thèmes et traitements.

Bruno PARA

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