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Les critiques de Bifrost

Tolkien et la Grande Guerre

Tolkien et la Grande Guerre

John GARTH
CHRISTIAN BOURGOIS
379pp - 22,00 €

Bifrost n° 76

Critique parue en octobre 2014 dans Bifrost n° 76

Tolkien et la Grande Guerre, le récent ouvrage critique magistral de John Garth sur ces années de formation de Tolkien qui furent concomitantes à la Grande Guerre, est doté d’un titre un peu trompeur. En effet, si Tolkien en est le personnage central, il est surtout l’une des parties du TCBS (Tea Club, Barrovian Society), la « confrérie » qui structura ses jeunes années. Quant à la guerre, Tolkien y passa finalement peu de temps, même si elle contraignit longtemps son existence ; de fait, elle n’arrive pour lui qu’à peu près au milieu du livre.

Garth présente la genèse de la mythologie de Tolkien, entamée avant le début du conflit, et son évolution dans les années capitales de la guerre et de l’immédiat après. Il le fait au fil d’un récit biographique chronologique dans lequel vie et œuvre se mêlent, approche plus déroutante que si elle avait été thématique. La quantité de détails fait de l’ouvrage une somme d’informations de grande valeur ; elle rend aussi la lecture ardue tant est dense le savoir accumulé. Aucune ligne n’est anecdotique dans le livre. Tout compte.

Avant la Guerre, Tolkien, orphelin et étudiant à Oxford, fonde la TCBS avec ses amis Christopher Wiseman (son « Grand Frère Jumeau ») et Rob Gilson. Geoffrey Smith les rejoint vite, puis quelques autres finalement exclus pour excès d’ironie. En effet, le projet du TCBS est d’atteindre à la grandeur, de ramener par l’art la Beauté dans le monde. Rien de moins. Ce projet et sa réalisation concrète occuperont sans cesse les pensées et la correspondance ininterrompue du quatuor durant les premières années de leur vie intellectuelle. La part de Tolkien fut la création d’un mythe.

Avant la Guerre, Tolkien abandonne ses études classiques pour se consacrer à sa passion, les langues anglo-saxonnes d’origine germanique, puis le finnois. Il se donne une culture résolument nordique, tournant le dos aux mythes et récits antiques classiques. Pratiquant la philologie comme une science doublée d’un art, Tolkien commence l’invention du qenya (cette langue elfique qu’auraient entendue les primitifs européens préchrétiens et à laquelle ils auraient fait des emprunts), puis, utilisant à rebours les règles de déformation philologique, celle de l’eldarin ancien qui en serait la source perdue. Du lexique, pour le faire vivre, Tolkien tire progressivement une géographie et une mythologie qui se construisent au fil des poèmes et récits. Le projet de Tolkien s’inscrit dans une filiation romantique, mais il retourne vers un passé antédiluvien imaginé, qui aurait pu être. Ce projet, toujours en chantier, sera celui de toute sa vie.

Et la guerre dans tout ça ? En Angleterre, en 1914, pas de conscription. Les soldats anglais seront donc des volontaires. Tolkien, en voie d’épouser celle qui sera l’amour de sa vie et contraint par sa situation personnelle à terminer ses études afin de briguer un poste universitaire, sera le dernier des quatre TCBS à s’engager. Après une formation assez longue, il est envoyé en France le 6 juin 1916. Juste à temps pour être au cœur de la très meurtrière bataille de la Somme comme officier de transmission. Toujours au front mais jamais dans le no man’s land, sa vie sera celle de tous ces intellectuels soldats décrite par Nicolas Mariot dans Tous unis dans la tranchée ? Il y découvrira, avec l’ennui et l’inconfort, les manifestations évidentes de ce qu’il y a de meilleur et de pire dans l’humanité, des deux côtés du front. Il y ressentira de l’admiration pour ces hommes du peuple, simples, qu’il n’avait jamais côtoyés et qui font leur devoir avec abnégation. Ils inspireront le personnage de Sam Gamegie. Le 8 novembre, atteint de la fièvre des tranchées, il est rapatrié en Angleterre. D’hôpitaux en camps d’entraînement, de permissions en service réduit, il ne sera finalement démobilisé qu’après la fin des hostilités. Il entamera alors sa carrière universitaire. Ses ouvrages les plus connus ne viendront que plus tard, son ami C.S. Lewis l’ayant incité à rechercher la publication.

Mais le monde dans lequel était revenu Tolkien avait profondément changé. Gilson, Smith, et nombre d’autres amis étaient tombés, et le peuple d’Oxford avait payé un lourd tribut au conflit. Le machinisme et la modernité, que Tolkien n’aimaient pas car, comme l’écrivait Max Weber, ils désenchantaient le monde, avaient trouvé leur point culminant dans cette guerre qui fut la première à opposer des hommes à des machines, au détriment des premiers. La fin de la faerie était définitivement consommée ; « La Chute de Gondolin », écrit à cette période, illustre la perte de l’âge d’or et annonce les terreurs à venir. Nombre de ses écrits suivants auront une trame crépusculaire, le regret d’une fin. Qu’on pense aux Havres Gris.

De la guerre, Tolkien retiendra l’horreur, mais il voudra aussi garder l’héroïsme de l’effort, même désespéré. On peut être un héros vaincu. La Grande Guerre en compta beaucoup. Ses histoires aussi. Quelques scènes furent peut-être inspirées des champs de mort de la Somme, mais Tolkien rejettera l’idée d’une transposition symbolique de son expérience combattante. Reste le sentiment d’une lutte frontale entre le Bien et le Mal qui parcourt son œuvre, une lutte qui oppose le meilleur et le pire de ce que nous sommes.

Éric JENTILE

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