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Les critiques de Bifrost

Galaxies n° 2

Galaxies n° 2

Stéphanie NICOT, Mike RESNICK, Robert FRAZIER, Lucius SHEPARD, Francis VALÉRY, Dan SIMMONS, Dominique WARFA, Raymond AUDEMARD, Jean-Daniel BRÈQUE, Jean-Louis TRUDEL
GALAXIES
158pp - 9,15 €

Bifrost n° 51

Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51

S’attaquer à Lucius Shepard sans lire ses nouvelles, c’est un peu comme escalader l’Everest avec des bouteilles d’oxygène — c’est bien, mais il manque tout de même l’essentiel pour atteindre la perfection. Heureusement, les éditeurs font bien les choses et les nouvelles de l’auteur ont été abondamment publiées, à travers une demi-douzaine de recueils plus ou moins faciles à se procurer. Il demeure tout de même une poignée de textes, et pas des moindres, publiés dans diverses revues ou anthologies au cours de ces vingt dernières années et que nous avons pris la peine de dénicher.

Commençons chronologiquement avec « Le Dragon du verrier », récit publié dans le numéro 392 de la revue Fiction (décembre 1987). Très honnêtement, lorsque Shepard s’essaie au lyrisme et au récit poétique, cela donne cette petite nouvelle pas tout à fait convaincante dans laquelle un homme d’âge mur, artiste verrier de son état, et sa petite amie de passage se séparent. Une manière originale d’aborder une thématique fort difficile, mais rien à faire, la sauce ne prend pas.

On se consolera donc avec « Ombres » parue dans l’anthologie Ombres portées de Scott Baker (janvier 1990). Dans cette nouvelle, un vétéran du Vietnam retourne sur les lieux d’un des plus sombres épisodes de sa vie de soldat, où il sera confronté au fantôme de l’un de ses camarades de combat. Jolie parabole sur le traumatisme de la guerre, « Ombres » est une nouvelle qui rend à la fois hommage aux soldats qui ont perdu la vie sur les champs de bataille du Vietnam tout en soulignant les atrocités commises par une armée américaine déboussolée face aux techniques de guérilla vietcong.

Publié en 1994 dans l’anthologie Futur à bascule, chez Pocket, « Barnacle Bill le spatial » est un pur texte de science-fiction, ce qui est finalement assez rare chez l’auteur. Clin d’œil à une chanson grivoise américaine, cette novella a obtenu le prix Hugo en 1993. Bill, c’est un peu l’idiot du village version station orbitale. Déficient mental, il n’aurait jamais vu le jour si sa mère n’avait pas falsifié ses tests génétiques prénatals. Solitaire, Bill n’a pas d’ami sur la station, jusqu’au jour où John, adjoint du chef de la sécurité, le prend en pitié et le sauve d’une raclée annoncée. Lorsque Shepard s’emploie à faire évoluer ses personnages dans un décor futuriste, la patte de l’auteur reste extrêmement prégnante, donnant au texte cette couleur si particulière qui en fait toute la richesse. Toujours très proche de ses personnages, Shepard explore une fois de plus les chemins tortueux de l’âme humaine, car même dans l’espace profond, le mal rode, insidieux, tapi dans l’ombre. Enlevez le décor futuriste, remplacez le par celui d’une petite ville perdue au fin fond du bayou louisianais, voilà, vous y êtes ; la moiteur organique est la même et le sentiment d’oppression est permanent.

Dès son second numéro, la revue Galaxies publiait en 1996 « Le Grand dévoreur », une nouvelle co-écrite avec Robert Frazier et se rattachant au cycle Tales of the mutant forest développé par Frazier et Bruce Boston à travers plusieurs recueils de poésie narrative. Dans cet univers singulier, la forêt amazonienne s’est transformée, suite à une pollution excessive, en une inquiétante forêt protéiforme où les plantes comme les animaux ont subi d’incroyables altérations physiques. C’est le malsueno. C’est là, dans la bourgade crasseuse de Santander Rimenez, que se terre Arce Cienfuegos, un maranero qui a fui la capitale il y a de cela quelques années afin d’échapper à une sordide affaire de meurtre. Un jour, Arce est contacté par un richissime japonais, qui lui présente une requête pour le moins étrange. L’homme est un spécialiste des exploits gastronomiques saugrenus : ingestion d’automobiles, d’œuvres d’art, d’instruments de musique et d’objets manufacturés en tous genres. Une sommité dans son domaine en quelque sorte et une réputation mondiale qui lui vaut le titre de « Grand dévoreur ». Mais Akashini san a décidé cette fois de s’attaquer au malsueno lui-même et il engage Arce Cienfuiegos dans l’espoir que ce dernier lui déniche les mets les plus exotiques, les plus étranges et les plus dangereux de la forêt. Etonnante nouvelle à l’atmosphère étouffante et organique, « Le Grand dévoreur » mérite assurément que l’on prenne le peine de dénicher le second numéro de la revue Galaxies.

Publiée en 1998 dans La Petite mort : anthologie érotique de littérature fantastique, « La Dernière fois » est probablement, avec son court roman Valentine, le texte sexuellement le plus explicite de l’auteur, qui n’a pourtant rien d’un écrivain puritain. Dans un récit magistral, et d’une beauté formelle à couper le souffle, l’auteur nous propose une plongée en apnée dans la folie d’un homme qui perd la raison à la suite d’une relation amoureuse avortée. Superbement écrite, cette nouvelle d’une rare intensité et d’une grande force évocatrice ne quitte jamais les frontières de l’érotisme, même si les mots sont crus et les situations sans ambiguïté.

Après quelques années d’un relatif silence, le milieu des années 2000 marque le grand retour de Lucius Shepard sur la scène littéraire. Avec « Senor Volto », publié dans le numéro 33 de la revue Galaxies, l’auteur renoue avec la veine sud-américaine. Un récit à la fois dense et bref dans lequel le dirigeant d’un hôtel perdu sur la côte du Honduras est victime d’un phénomène surnaturel lié à une électrocution accidentelle. Désormais, Aurelio Ucles aperçoit des créatures étranges autour de lui, des esprits éthérés qui voguent au dessus de la population de la petite bourgade de Trujillo, se connectant aléatoirement à l’esprit de ses habitants. Un texte au rythme soutenu et à l’écriture fluide dans lequel Shepard courbe le réel sans pour autant travestir la réalité sociale et politique du pays qu’il décrit. Un véritable tour de force.

On passera plus rapidement sur « Promenade dans le jardin » (Galaxies n°36, mars 2005), nouvelle dans laquelle une troupe de GI crapahute dans le nord de l’Irak, à moins qu’il ne s’agisse d’un avant-goût du paradis coranique. Un récit qui débute sous de bons auspices, mais qui, à l’image de ces pauvres bidasses, s’enlise rapidement.

Terminons enfin par « Le Train noir », novella publiée en 2005 dans l’anthologie Les continents perdus parue chez « Lunes d’encre ». Il s’agit plus ou moins d’une œuvre de commande puisque durant plusieurs mois, Lucius Shepard enquêta pour le compte d’un magazine américain dans le milieu des hobos, vagabonds du rail qui forment une communauté extrêmement marginalisée aux Etats-Unis. De cet étonnant voyage, l’auteur ramena plusieurs textes, dont cette excellente novella, dans laquelle l’un de ces fameux hobos emprunte un train vivant vers une contrée imaginaire. Au bout du voyage, il rencontre quelques-uns de ses camarades, qui ont fondé une communauté utopique. Un texte totalement fascinant, qui exhale une rare sincérité.

Emmanuel LORENZI

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