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Les critiques de Bifrost

Mozart en verres miroirs

Mozart en verres miroirs

William GIBSON, Tom MADDOX, Pat CADIGAN, Rudy RUCKER, Marc LAIDLAW, James Patrick KELLY, Greg BEAR, Lewis SHINER, John SHIRLEY, Paul DI FILIPPO, Bruce STERLING
FOLIO
432pp - 9,40 €

Bifrost n° 4

Critique parue en février 1997 dans Bifrost n° 4

 

« – Alors… que ressentez-vous face à ce monde qui porte mon empreinte et celle d'autres gens à mon image?

Le ton un rien arrogant d'Alice Citrine balaie la prudence de Pierre et il manque hurler : Il est injuste ! Il se tait un instant, puis l'honnêteté le pousse à reconnaître:

« Superbe, éclatant, passionnant par moments — mais fondamentalement injuste. »

Mozart en verres miroirs et surtout sa préface de l'anthologiste Bruce Sterling, sont réputés comme étant le « manifeste du mouvement cyberpunk ». À la lecture de ladite anthologie et de ladite préface, la dénomination cyberpunk s'entend visiblement dans une acceptation purement historique.

Autrement dit, les nouvelles qui vous sont présentées (et les auteurs les ayant commis) appartiennent au genre cyberpunk parce qu'elles ont été écrites (parce qu'ils ont écrit) exactement à la même époque. Pas parce qu'ils obéissent aux mêmes critères narratifs ou dramatiques, ou à une même thématique, ou se déroulent dans un cadre commun. Autrement dit, le mot cyberpunk serait plutôt ici une appellation fourre-tout.

Que trouve-t-on en effet au sein de cette anthologie ? « Le Continuum Gernsback » de William Gibson semblerait plutôt avoir été inspiré par les délires perceptifs Dickiens doublés d'une nostalgie douce-amère (« le bon vieux temps futur ne sera jamais été ce qu'il aurait pu être »). « Les mésaventures d'Houdini » tourne (plutôt anodinement) en dérision non-sensique l'exploitation d'une star (de la disparition !) par l'industrie du spectacle. En deux chapitres et hors-contexte, Jack Finney fait mille fois mieux dans Le retour de Marion Marsh. Et que quelqu'un m'explique ce que cette histoire a à voir avec le « cyber » — ou le « punk »d'ailleurs. « Petra » de Greg Bear — en passant, l'un des textes les plus puissants de l'anthologie —, est encore plus éloigné du propos : l'histoire de l'oppression de gargouilles par des humains le tout dans une cathédrale gothique. « Un concept franchement fantastique » affirme la notice de présentation. On ne saurait mieux dire. Quant à « Mozart en verres miroirs », de Bruce Sterling et Lewis Shiner, il ne s'agit que de la nième résurrection (ici au sens figuré) d'un musicien célèbre au gré d'une uchronie quelque peu dégantée. Comble d'ironie, le verre miroir, résumé absolu de la thématique cyberpunk, est bien un simple accessoire anachronique, au même titre que le bikini de cuir choisi dans un numéro de Vogue par Marie-Antoinette (la reine, évidemment).

Parallèlement, on trouve aussi dans Mozart…, l'anthologie, une bonne moisson de textes cyber et punk dans une acceptation plus gibsonnienne. « Des yeux de serpents » de Tom Maddox se concentre sur les cyborgs, et recoure à une imagerie tout à fait reconnaissable (rappelez-vous du cobra dans Câblé de W.J. Williams). « Rock toujours » de Pat Cadigan fait bien dans la prospective, le rock, la rapacité des groupes financiers, le câblage des esprits. Avec  « Les 400 » de Marc Laidaw, on est également en terrain prospectif connu : la mégalopole, les gangs des rues, la misère des faibles, des laissés-pour-comptes et la futilité de leurs luttes. Dans « Soltice » de James P Kelly, on peut percevoir le miroitement des « raves party », la recherche de l'élan mystique, la débauche des nouvelles drogues de synthèses sur fond de pollution et rêves de pureté bio. « Le jour où les voix humaines nous éveillerons » de Lewis Shiner nous fait le coup de la manipulation biogénique dans un contexte de corporations omnipotentes. « Freezone » de John Shirley exhibe le grand jeu de la décadence postindustriel, avec une visite guidée et appuyée des lieux de perdition les plus spectaculaires, sous un vaque prétexte d'échappée terroriste contestataire. « Pierre vit » de Paul de Philippo décrit une planète Terre devenue mosaïque alternée de ghettos et de chasses gardées corporatistes, qui n'est pas sans rappeler le décor de la série FAUST de Lehman. Enfin, « Étoile Rouge, Orbite gelée » de Gibson et Sterling (déjà publié dans Gravé sur Chrome de William Gibson chez J'ai Lu) s'attarde sur le devenir de la conquête spatiale russe (un squat américain).

Bref, Bruce Sterling aurait pu se contenter de l'appellation « neuromantiques » pour désigner cette ex-nouvelle vague d'auteurs des années quatre-vingt, elle aurait au moins le mérite d'être plus… vague, justement ! Le débat de définition étant refermé, qu'en est-il du plaisir de la lecture de Mozart… aujourd'hui ? Cadigan, Maddox et Kelly brillent de tous leurs chromes délavés à l'XTC. Laidaw et de Philippo contribuent à cette prise de conscience des auteurs américains du genre d'avenir pas radieux du tout que semble nous réserver l'ordre économique mondial d'aujourd'hui (prise de conscience qu'on retrouvera en apogée horrifique et terrorisant d très recommandé Journal de nuit de Jack Womack, également chez Denoël). Gibson & Sterling anticipent peu ou prou la déconfiture de l’URSS dans un remarquable huis-clos à la conclusion inattendue. « Freezone » de Shirley en revanche fait plutôt dans le genre complaisant et gratuit. Shiner ne donne pas vraiment d l'impérissable. Hors domaine cyberpunk (sens strict), demeureront le magique « Continuum Gernsback » de Gibson et l'onirique et tétanisant « Petra » de Greg Bear.

David SICÉ

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