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Les critiques de Bifrost

Marouflages

Marouflages

Sylvie LAINÉ
ACTUSF
124pp - 8,10 €

Bifrost n° 58

Critique parue en avril 2010 dans Bifrost n° 58

Il y a des critiques qui tiennent en dix mots : « Sylvie Lainé est parfaite. Son dernier recueil s'appelle Marouflages. » Si vous ne vous l'êtes pas encore procuré, vous savez ce qu'il vous reste à faire.

L'avantage, c'est qu'en dix mots, on ne risque pas de dire beaucoup de bêtises sur la définition de la science-fiction et de ses marges, ou sur la différence profonde entre un écrivain et un simple pourvoyeur de copie…

Non ? Tant pis, reprenons. À vos risques et périls. Le troisième recueil de nouvelles de Sylvie Lainé, Marouflages, vient donc de sortir aux éditions ActuSF, sous une couverture de Gilles Francescano. Ce petit volume fait suite aux jolis Miroir aux éperluettes (2007) et Espaces insécables (2008). Il comporte trois nouvelles, « Les Yeux d'Elsa », qui a raflé tous les prix en 2007 ; « Le Prix du billet », que certains avaient déjà pu découvrir sur internet ; et un petit joyau inédit, « Fidèle à ton pas balancé ».

Toutes trois parlent d'amour. De la faiblesse humaine, aussi, et de statues intérieures un brin desséchées, comme dans la vie. D'indulgence et d'amitié. Bref, rien de très nouveau : tout ça, et bien plus, est déjà dans Shakespeare. Sylvie Lainé n'a inventé ni ces thèmes éternels, ni la langue qu'elle maîtrise à merveille. Mais chacun de ses textes les renouvelle un peu, un tout petit peu — et c'est la marque des véritables écrivains.

La promesse aussi, peut-être, de ce que Gérard Klein identifiait comme le « procès en dissolution » de la science-fiction : touchant le lecteur, tous les lecteurs, dans ce qu'ils ont de plus intime, de tels textes seraient forcément « plus » que de la science-fiction, « mieux » que de la science-fiction : de la littérature. Eh bien non. C'est de la littérature, assurément, et de la meilleure, et accessible à tous. Mais c'est de la littérature de science-fiction.

Le genre de « Les yeux d'Elsa » ne fait guère de doute : cette histoire d'amour tragique entre un homme et une femelle dauphin génétiquement modifiée et « augmentée » n'aurait aucun sens si l'on en retirait l'élément de spéculation scientifique. Par surcroît, c'est un parfait exemple d'estrangement, du procédé de « dépaysement » qui, pour mieux nous montrer ce qu'on a cessé de voir dans notre univers familier, le repose, épuré, dans un contexte inconnu. Le procédé science-fictionnel par excellence.

« Fidèle à ton pas balancé » s'enracine également sur une spéculation d'ordre technique, la possibilité d'enregistrer les sensations physiques d'une personne — d'une femme en l'occurrence, que le narrateur a aimée et qu'il a perdue. Mais l'essentiel n'est pas là : c'est l'histoire d'une redécouverte de soi et du monde, d'une reconquête du respect de soi. La construction de la nouvelle, d'un équilibre idéal, et son final tout de joie contenue ne sont pas sans rappeler une autre histoire de pachydermes, « Le Représentant en éléphants », de Robert Heinlein, parue dans le récent Bifrost consacré à l'auteur américain.

Des trois, « Le Prix du billet » présente l'élément science-fictionnel le plus ténu : nous sommes dans un futur proche, où les portables de dernière génération sont simplement devenus des « mobilos » — et apparaissent « préhistoriques » lorsqu'ils ont plus de cinq ans. C'est pourtant toujours lui qui informe l'ensemble de l'histoire et la fait avancer, entre angoisse de l'obsolescence et sainte colère.

Trois histoires qui ne seraient pas sans leur élément spéculatif, donc. Mais si Sylvie Lainé, comme souvent, réduit pratiquement la technologie à un élément de décor (c'est bien sûr un choix : professeur d'université à ses moments perdus, l'auteur n'aurait pas de mal à nous asséner plutôt une leçon hard (computer) science), la profondeur de champ est considérable : ces décors sont assez cohérents pour que puissent s'y développer toute la richesse et la complexité d'une vie humaine.

Là réside l'esprit de la science-fiction. Et si Sylvie Lainé ne croit plus ni aux contes de fées, ni à l'amour fusion, si ses futurs sont aussi durs que notre présent, son message est puissamment optimiste : en dépit de la complexité croissante de notre univers technique, nous restons humains. Même les maroufles.

Sylvie Lainé est parfaite. Son dernier recueil s'appelle Marouflages.

Éric PICHOLLE

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