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Les critiques de Bifrost

Les Puissances de l'invisible - 2

Les Puissances de l'invisible - 2

Tim POWERS
DENOËL
352pp - 23,00 €

Bifrost n° 50

Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50

Andrew Hale vit dans le mystère depuis sa naissance. Sa mère lui a confié par bribes qu'il est né en Palestine l'année 1929, de père inconnu, le jour de l'Epiphanie. À l'époque religieuse, elle l'a baptisé aux eaux du Jourdain. Les circonstances particulières de sa venue au monde ont conféré un don à Andrew, celui d'entrevoir en songes une dimension supérieure qui influe sur notre réalité, « Souviens-toi de tes rêves », lui a-t-on ordonné quand il avait sept ans, lors de son recrutement par les services secrets britanniques. En retour, son éducation a été entièrement prise en charge par une obscure banque de la City Ce qui lui a permis de devenir professeur de littérature à Oxford. Cette petite vie discrète, à l'anonymat soigneusement entretenu, cache la véritable activité d'Andrew Hale. Il est espion, tout comme le célèbre Kim Philby agent double au service des Soviets. Philby partage avec Andrew le même talent onirique. Ce qui fait d'eux des rivaux alors qu'ils devraient être alliés.

En 1963, alors qu'il croyait en avoir fini avec son existence de l'ombre, Andrew reçoit un coup de téléphone du Special Opération Executive, Cette cellule maligne de l'Intelligence Service, que l'on croyait désactivée, a l'intention de mener à son terme le projet DECLARE. C'est pourquoi elle rappelle son agent dormant. Tous les souvenirs d'Andrew lui reviennent alors en mémoire : Paris occupé où l'on se déplace d'une planque à l'autre pour échapper à la Gestapo ; visage de la belle Elena ; et surtout l'atroce fiasco de 1948 qui semblait avoir mis un terme au Grand Jeu. Une partie menée contre l'Union Soviétique depuis des décennies et dont la dernière manche doit se jouer en Turquie. Précisément au sommet du mont Ararat où se trouve un énorme artefact noir au bois pétrifié, « de dimensions divines ». Ce qui pourrait être l'Arche renferme les derniers anges déchus. Le SOE veut les détruire quand la Russie a fait de l'un d'eux sa Machika Nach, « la deuxième Mère », esprit protecteur qui pourrait assurer la suprématie mondiale au bloc socialiste.

Hommage avoué aux romans de John le Carré, Les Puissances de l'invisible en reprennent la manière. Non de façon servile mais avec une maîtrise assurée, notamment dans le traitement du personnage principal. Tout comme l'agent Leamas dans L'Espion qui venait du froid, Andrew Hale abdique son identité au cours de ses missions, change de comportement au risque de s'oublier. Obligé d'entretenir sa paranoïa, qualité indispensable de la profession, il ne peut totalement aimer ou haïr les autres espions. Car ils sont moins des individus que des pièces pouvant basculer dans son camp. Ou le quitter, au sein d'un jeu dont personne ne connaît entièrement les règles. Le sens de l'ensemble disparaît sous l'accumulation des significations. Car tout est signifiant dans le récit, du rythme particulier que l'on imprime à sa marche au symbole omniprésent de l'Ankh, l'antique croix égyptienne qui a valeur de talisman. Ignorer le moindre indice revient à attirer l'attention des anges déchus. Preuve que le diable est bien dans les détails. Cette question du sens est ici centrale. Les Puissances de l'invisible est sans nul doute à ce jour l'œuvre où Tim Powers déploie au maximum son herméneutique. Entendons par là l'explication religieuse d'un texte, le terme est choisi à dessein. En premier lieu, l'auteur mêle Bible, Coran et contes des Mille et une nuits (avec une figuration intelligente de Lawrence d'Arabie qui en aurait donné une lecture ésotérique). Powers établit une angéologie extrêmement rigoureuse puisqu'elle repose sur la physique d'Aristote lue par les penseurs persans, notamment Avicenne et son Dânèsh-Nâma ou Livre de la Science.

Mais surtout, et il ne peut s'agir d'une coïncidence, Powers suit la « doctrine des quatre sens » qui fonde toute lecture religieuse de tradition judéo-chrétienne. C'est en cela que l'on peut parler d'herméneutique, puisque l'auteur respecte scrupuleusement, et dans l'ordre, les étapes que réclame un texte sacré : le sens littéral, le sens allégorique, le sens tropologique et enfin le sens anagogique.

Pour s'en convaincre, il suffit de prendre un exemple, volontairement secondaire afin de ne pas déflorer toute l'histoire : le manteau de Kim Philby. Déjà, dans Le Poids de son regard, Powers était parvenu à partir d'une simple indication prélevée dans la véritable correspondance de Byron — « J'ai perdu ma canne-épée » — à lui donner une importance majeure. Un simple détail contenait toute l'intrigue du roman, le combat de poètes contre les Lamies, à la fois muses et vampires psychiques. Ici, au sens littéral, Kim Philby a un manteau arabe vert vif, doublé de renard rouge. C'est à prendre au premier degré, le détail figure dans la biographie du brillant masterspy. Dans sa fonction première il le protège du froid. Au sens allégorique, ce vêtement le préserve des Djinns, invention de Powers corroborée par un extrait de la biographie de Philby père évoquant sa rencontre avec un renard, et par un incident survenu à Kim durant la guerre d'Espagne alors qu'il portait son manteau. Le sens tropologique a pour fonction de révéler les forces et faiblesses du personnage. Toute l'existence passée et présente de Philby est axée sur son père qui lui a offert le manteau puis s'est réincarné en renard. Enfin, l'ensemble débouche sur le sens anagogique, qui traditionnellement révèle la destinée universelle à travers les existences particulières. Kim Philby et les autres acteurs du roman font advenir par leurs actions ce qui devait être accompli selon les desseins du Créateur. De fait, la dernière page du roman ne se contente pas de clore le récit, mais achève l'Histoire avec l'effondrement du bloc Soviétique.

Ce qui pourrait se réduire à un brillant jeu de l'esprit entrevu par une poignée de lecteurs garantit ici la pertinence même du texte. L'élément renvoie à l'ensemble, un fait en apparence accidentel reflète l'essence du récit. Et il en va ainsi pour tout dans Les Puissances de l'invisible, chaque partie contenant la somme des autres. On pourrait parler d'écriture fractale, ce serait oublier que dans les traditions du Livre, juive, chrétienne et musulmane, la moindre parcelle du monde recèle l'ordre de l'univers. Au-delà de la littérature d'espionnage, c'est à ces représentations mystiques que l'écrivain fait référence dans son roman. Brillant, d'une construction admirable, assurément prenant, nous serions tenté de dire qu'il est parfait. Mais la perfection n'est pas de ce monde et n'appartient qu'au Très-Haut. Ce dont conviendrait volontiers Tim Powers.

[Lire également la critique de Sandrine Grenier.]

Xavier MAUMÉJEAN

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