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Les critiques de Bifrost

Les Ombres de Peter Pan

Les Ombres de Peter Pan

Richard COMBALLOT, Francis BERTHELOT, Alain DARTEVELLE, Sabrina CALVO, Daniel WALTHER, Sylvie DENIS, Fabrice COLIN, Claude MAMIER, Georges-Olivier CHÂTEAUREYNAUD, Anne DUGUËL, Pierre STOLZE, Jean-Pierre VERNAY, Catherine DUFOUR, Jean-Jacques GIRARDOT,
MNÉMOS
320pp - 18,00 €

Bifrost n° 35

Critique parue en juillet 2004 dans Bifrost n° 35

Après l'ambitieuse mais inégale anthologie Icares 2004, voici que Richard Comballot embarque un nouvel équipage d'auteurs sur les flots tumultueux de l'Imaginaire, avec cette fois Peter Pan pour bannière. Peter Pan, le « chef-d'œuvre terrible » de Sir James Matthew Barrie, ainsi que le rappelle Fabrice Colin dans une belle préface qui relève plus, toutefois, de l'exercice littéraire que de l'analyse thématique proprement dite. Peter Pan, la Fée Clochette, le Capitaine Crochet et les Pirates, Wendy et ses frères, le Pays Imaginaire (je préfère « Neverland ») évoquent l'irrésistible magie et l'indomptable cruauté de l'enfance, ce mélange d'émerveillements et de peurs que, tous, nous voudrions n'avoir jamais perdu et qu'aucun, pourtant, n'a su retenir, parce que — Tic Tac, Tic Tac — c'est tout simplement impossible. L'enfance fait partie de ces choses qu'il faut perdre pour se rendre compte qu'on les a possédées et passer ensuite sa vie à les rechercher, par procuration. C'est tout l'Imaginaire, au sens le plus large du terme, qui se légitime ici. Rêver à tout prix, naviguer, quelques instants encore, sur les eaux de l'enfance. Et puisque le but, hélas, est à jamais inaccessible, les tentatives d'abordage se doivent d'avoir la splendeur de l'échec et la beauté de l'irréalisable. De ce point de vue, cette anthologie est des plus admirables. Vingt-et-un récits qui sont autant d'ombres de Peter Pan, virevoltantes, cousues avec le fil coruscant de l'imagination et l'aiguille malicieuse du talent.

Outre l'inclassable « Supercroc » de David Calvo, « Peter Pan ne meurt jamais » de Sylvie Denis joue la carte de la provocation macabre. Mais c'est surtout Claude Mamier qui se distingue, avec « Ces ailes que je n'ai jamais eues », l'histoire d'un enfant qui rêvait de voler et qui finira par plier le monde à ses volontés. La nouvelle d'Ayerdhal, que l'on est content de retrouver, sous un titre trompeusement anodin, « Le Réveil du Croco », joue sur la dialectique du conte de fées, avec juste ce qu'il faut d'insolence et de férocité et un prodigieux savoir-faire. Vous n'oublierez pas de sitôt Nap Retep. Pierre Stolze, lui, se fend d'une approche S-F et nous explique comment la naissance de Peter Pan procède du contournement de la deuxième loi de la thermodynamique. La nouvelle désopilante de cette anthologie nous est offerte par la plume impertinente de Catherine Dufour, qui se paie le luxe d'un procès avec James Matthew Barrie comme témoin à charge dans « La Perruque du juge ». Je vous laisse deviner de quel juge il s'agit…

Si tous les auteurs présents s'amusent, ou parfois s'évertuent, à replacer dans des univers qui leur sont propres les ressorts narratifs et les personnages-clefs de l'œuvre de Barrie, réinventant tour à tour Clochette et Wendy, Peter et le Captain Hook, ceux qui y réussissent le mieux sont, et de loin, Christian Léourier, Johan Heliot et Xavier Mauméjean. Le premier, de retour après une longue éclipse, nous propose une parabole sur la fin de l'innocence dans « Blues pour un garçon perdu ». Il y transpose l'histoire de Peter Pan dans les années soixante françaises, entre salles de concert bondées et guerre des gangs larvée. Du moins jusqu'à ce qu'un journaliste assez peu scrupuleux vienne faire basculer l'épique dans le drame. Retrouvant naturellement son cadre de prédilection, Johan Heliot nous entraîne en pleine première guerre mondiale pour une « Idylle du temps des ombres » dans laquelle, entre bombes et tranchées, se rejoue, sous les yeux de Wendy et de ses frères, l'éternelle querelle entre l'Enfant qui ne voulait pas grandir et le Capitaine qui ne voulait pas mourir. Enfin, c'est un Xavier Mauméjean virtuose qui, avec « Raven. K. », livre un texte remarquable dont l'univers se déploie bien au-delà des signes qui lui ont été alloués par l'anthologiste. L'horreur des camps de concentration de la Seconde Guerre Mondiale n'a pas été épargnée aux êtres féeriques. À Ravensbrück, les fées sont parquées et souffrent sous la coupe de tortionnaires mandatés par le Reich. Classées par catégories, les « Dames d'Ici et d'Ailleurs » vont se voir imposer une voie de sortie pire que la torture. Nous sommes bien loin, ici, de l'espièglerie enjouée de Peter Pan à l'égard des Pirates… et le traitement du thème n'a plus rien d'enfantin. Sans doute est-ce « l'échec » le plus talentueux de toute l'anthologie, qui aura approché les rivages de l'enfance, sans jamais franchir les brisants du monde des adultes. Les mots sont comme des radeaux : ils nous permettent d'entrevoir le Pays Imaginaire autant qu'ils nous en éloignent. Cette anthologie était impossible. Comme Peter. Mais quel rêveur refusera de courir après son ombre ?

Ugo BELLAGAMBA

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