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Les critiques de Bifrost

Les Machines sauvages

Les Machines sauvages

Mary GENTLE
DENOËL
448pp - 21,00 €

Bifrost n° 36

Critique parue en octobre 2004 dans Bifrost n° 36

[Critique commune à La Guerrière oubliée, La Puissance de Carthage et Les Machines sauvages.]

Quatre épais volumes en « Lunes d'encre » pour un Cycle de Cendres couronné par le British Science Fiction Award : le lecteur français découvre enfin l'œuvre singulière de Mary Gentle. Après le déjà très bon Les Fils de la sorcière (disponible en Folio « SF » et inscrit dans la lignée des romans d'ethno-S-F à la Ursula Le Guin), « Cendres » révèle une autre facette du talent de Gentle, via le récit épique d'une capitaine de mercenaires dans le dernier quart du XVe siècle. De la fantasy historique donc, mais pas seulement. D'abord parce que Gentle pimente son scénario d'un échange épistolaire électronique entre le chercheur/traducteur du manuscrit original et son éditrice, (l'ensemble se passant de nos jours), ensuite parce que Gentle est une femme, et que les considérations du livre sont justement féministes, à des années lumière des cycles machistes et puérils où de gentils héros masculins finissent par détruire le royaume du mal après avoir décapité çà et là quelques dragons forcément méchants. La nationalité anglaise de Gentle est également à prendre en considération, tant ce pluvieux pays produit des auteurs subtils, intelligents, drôles et bien connus pour leur dynamitage en règle des clichés des genres (passez par la case Banks, avancez jusqu'à Harrison, arrêtez-vous sur Gentle… Et revenez contents).

Avec Cendres, Gentle montre qu'il est encore possible de faire de la fantasy intelligente, tout en se jouant des pièges inhérents à ce type de littérature, via des allers-retours permanents entre l'Histoire telle que nous la connaissons et « l'Histoire oubliée de la Bourgogne ». Dès lors, le roman échappe à toute classification, relevant autant de la S-F pure et dure que de l'uchronie, et prenant logiquement place au rayon littérature générale de l'imaginaire, sous le label « Ne pas rater ».

En attendant le quatrième et dernier tome (normalement prévu en 2005), le lecteur peut déjà se précipiter sur les trois premiers qui, malgré leurs tailles respectables, n'ont finalement rien à voir avec un cycle au sens propre du terme. Tout au plus s'agit-il d'une seule et même longue histoire, étalée sur à peine quelques mois. Gentle prend son temps, exercice auquel elle est habituée, mais c'est d'une lenteur salutaire qu'il s'agit, un petit pied de nez aux adeptes d'une littérature vidéoclipée à l'extrême.

À travers la vie de Cendres, jeune femme de 19 ans à la tête d'une compagnie de mercenaires de toutes nationalités, Mary Gentle revisite un pan méconnu de l'Histoire de France : avant l'unité et l'établissement des frontières entre Royaume de France, Empire des Habsbourg et autres vieilles puissance européennes, il fallait compter avec le Duché de Bourgogne, territoire évidemment plus vaste que la Bourgogne telle que nous la connaissons aujourd'hui, et dont le rayonnement atteignait alors son apogée.

Quelque quarante années après le passage de Jeanne d'Arc au méchoui, Cendres reprend en quelque sorte le flambeau, dans la rôle de la fille « qui entend des voix » (en l'occurrence, des conseils tactiques très avisés durant batailles et sièges, conseils que Cendres prend pour la voix d'un saint), menant sa troupe de conflits larvés en guerres ouvertes, avec un succès indéniable et une intelligence remarquable. Les choses se corsent quand des envahisseurs carthaginois débarquent à Gênes, rasent la ville avec un zèle industrieux, avant de s'attaquer à Milan et Venise. Pour les potentats du vieux monde, la chose est intolérable, d'autant que l'ennemi est le plus fort. Contraints à une trêve que tous savent temporaire, les royaumes concluent un cessez-le-feu. Seul le Duché de Bourgogne se décide à combattre ces étranges envahisseurs, aidés par ce qu'il faut bien appeler des golems et commandés par une femme, la Faris. Autre souci, la faculté qu'ont les carthaginois à éteindre le soleil à mesure que leur croisade progresse vers le nord…

Pour Cendres, la guerre n'est après tout que porteuse de contrats, mais son destin bascule quand elle se rend compte que la Faris lui ressemble comme deux gouttes d'eau et entend exactement les mêmes voix. Sœur, clone ? C'est à Carthage que Cendres espère trouver la vérité, mais le lecteur s'en doute, les choses sont bien plus compliquées qu'une simple guerre entre Nord et Sud… Derrière les carthaginois, de sinistres entités veillent. Leur rêve, éradiquer la Bourgogne, mais dans quel but ? Et par quels moyens ?

Entre les longs chapitres consacrés à Cendres, Mary Gentle parsème son texte d'emails échangés entre le traducteur (un chercheur universitaire persuadé d'avoir mis le doigt sur le texte iconoclaste qui le rendra célèbre) et son éditrice. C'est le coup de génie de l'auteur d'ancrer son roman dans l'Histoire classique, les deux personnages découvrant avec la même stupéfaction les divergences invraisemblables entre ce que relatent les manuscrits et l'Histoire officielle. De fait, ranger les pages de cendres au rayon « conte médiéval » paraît inévitable, mais c'est sans compter la découverte de ruines wisigothes près de la Carthage classique. La théorie patiemment et timidement élaborée par le chercheur trouve ici un écho stupéfiant, d'autant que des golems sont également mis à jour dans le plus grand secret. Dès lors, la confusion entre ce qui a toujours été et ce qui en a été relaté atteint son maximum. Qui croire ? Des textes qui attestent l'existence d'une technologie ahurissante en plein XVe siècle ? Des textes qui légitiment le mythe au profit des faits ? Mais si les faits contredisent véritablement l'Histoire, n'est-ce pas toute notre Culture qu'il faut remettre à jour ?

La dernière page du tome quatre laisse le lecteur en haleine, recette classique de tout bon best-seller. Mais loin de toutes les grosses ficelles du genre, Mary Gentle déploie tout son talent à travers une fresque hallucinante, violente, brutale, mais toujours intelligente et subtile. L'art de l'ellipse est ici remarquablement bien utilisé, l'auteur réussissant la prouesse d'évacuer les questions les plus pressantes au profit d'une action savamment menée, autour de personnages aussi réussis qu'attachants. Passionnant et divertissant, le Cycle de Cendres est un texte de toute beauté à conseiller sans modération. Amateurs de haches maudites et autres quêtes épiques, passez votre chemin, Gentle ne fait pas dans le gros. Place à la vraie littérature dans un monde de brutes. On en redemande.

Patrick IMBERT

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