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Les critiques de Bifrost

Les Dames blanches

Les Dames blanches

Pierre BORDAGE
L'ATALANTE
448pp - 21,90 €

Bifrost n° 80

Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80

Un jour, des sphères blanches apparaissent sur Terre, de la taille d’un immeuble ou davantage, pour bientôt attirer et absorber les enfants de moins de quatre ans sans qu’on puisse les en empêcher. Impossible de les détruire comme d’y pénétrer : tous les moyens ont été testés. Leur activité magnétique annihile en outre les réseaux téléphoniques et numériques, entraînant une régression sans précédent de l’humanité, un constat qui s’est encore aggravé depuis le Ravage de Barjavel, réintroduisant les anciennes façons de faire, mais mettant aussi fin à l’essentiel des conflits internationaux, au chômage et à la pollution. Parfois, les bulles grossissent sans crier gare, englobant l’environnement mais rejetant tout humain adulte. Celui qui tente de rester à proximité et d’entrer « en contact » avec ce qui semble d’origine extraterrestre chauffe de l’intérieur jusqu’à se brûler gravement. Leur multiplication et leur accroissement menace à terme l’humanité, de sorte qu’on en vient à imaginer de les détruire de l’intérieur en équipant les enfants de ceintures d’explosifs. Sans anéantir les sphères, le dispositif se révèle partiellement efficace : les bulles se racornissent temporairement et leur électromagnétisme décroît, permettant de restaurer quelques avantages de l’ancienne civilisation. Mais c’est imposer un lourd tribut à l’humanité que de répéter un tel sacrifice pour contenir l’avancée des « dames blanches »…

Bordage crée de manière un brin artificielle les conditions d’une situation extrême où l’humanité se fait bourreau pour préserver son avenir. Montée de l’intolérance et du fanatisme, établissement de quotas à prélever sous couvert d’une « loi d’Isaac », qui conduit à une insensibilisation progressive des parents envers leurs enfants élevés au rang de bombe humaine, à des dissidences aussi. Les étapes progressives d’une acceptation de la situation et de l’instauration de la loi martiale sont vues par le petit bout de la lorgnette, à travers trois générations et une pléiade de personnages auxquels il n’est pas toujours facile de s’intéresser en raison de la succession rapide des vignettes les mettant en scène. On suit plus particulièrement Elodie, première femme à voir perdu un enfant, Camille, la journaliste devenue spécialiste de la question, et Basile, l’ufologue africain, qui cherche à comprendre les sphères plus qu’à lutter contre elles.

En se focalisant sur eux, le récit s’éloigne de l’intrigue initiale, faisant commenter comme au théâtre nombre des aspects touchant à l’évolution des sphères ou aux décisions humaines. Mais ce que le récit perd en hauteur de vue, il le gagne en humanité ; il illustre la diversité des réactions face à la disparition ou la réquisition. Si les sphères se comportent en matrices accueillant des enfants, elles fabriquent des fantômes chez les humains. L’absence d’affection, que tout le monde réclame mais ne semble plus pouvoir donner, entraîne des manques : Jason, qui n’a jamais vraiment été aimé par sa mère égarée dans le souvenir de son premier enfant disparu, trompé par sa femme qui lui préfère un ami d’enfance, constate « que les deux femmes de sa vie lui substituaient des spectres » (mais les « dames blanches » ne sont-elles pas le nom de fantômes urbains au bord des routes ?). Nombre de protagonistes trouvent un refuge dans l’alcool ou manifestent des désirs sexuels, inassouvis ou déçus, qui ne sont pas seulement liés à une frustration adolescente, mais à la solitude, la mésentente, la séparation, l’incarcération ou le veuvage.

La portée humaniste et spirituelle de ce roman, encore renforcée par l’attribution de prénoms issus de la mythologie grecque à la portée symbolique évidente, se situe dans la droite ligne de précédents ouvrages de Bordage. Bien que secondaire dans son œuvre, il reste d’une lecture agréable qui force à la réflexion sur ce que chacun est prêt à accepter — au détriment de l’éthique, au nom de l’humanité.

Claude ECKEN

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