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Les critiques de Bifrost

Le Pays des ténèbres

Le Pays des ténèbres

Stewart O'NAN
L'OLIVIER
336pp - 20,00 €

Bifrost n° 46

Critique parue en avril 2007 dans Bifrost n° 46

Stewart O'Nan est un écrivain inégal mais souvent formidable. Quand il s'enferme dans de grosses sagas familiales (Nos plus beaux souvenirs), il ennuie tout le monde. Par contre, quand il ose la modernité, il fait très mal. On lui doit déjà — au minimum — deux romans inoubliables : Le Nom des morts, un thriller psychologique sur fond de guerre du Vietnam, et surtout Speed queen, le fulgurant portrait d'une jeune meurtrière fascinée par les romans de Stephen King. Très inégal, donc. Mais heureusement, avec Le Pays des ténèbres, on est vite rassuré : c'est du bon, du très bon Stewart O'Nan. Dès les premières pages, on est pris, happé. Et la suite ne déçoit pas. Le Pays des ténèbres est un roman fascinant, un hommage brillant et assumé à la littérature de terreur et au cinéma d'épouvante.

Tout commence par un fait divers triste et banal. À Avon, une petite ville du Connecticut, durant la nuit d'Halloween, cinq ados partent en virée. Entassés dans une voiture lancée à pleine vitesse, ils traversent une forêt. Un virage, les pneus du véhicule qui glissent sur des feuilles mouillées, et c'est l'accident, le choc frontal avec un arbre. Et la mort instantanée pour trois d'entre eux : Marco, Danielle et Toe. Quant aux deux survivants — Tim et Kyle — leur sort est presque pire. Tim s'avère incapable de faire le deuil de ses deux camarades et de Danielle, sa petite amie. Quant à Kyle, suite à de graves séquelles physiques et neurologiques, il a désormais l'âge mental et le comportement d'un enfant de 4 ans… Fin de l'histoire ? Pas du tout. Car un an plus tard, à la veille du nouvel Halloween, tout recommence. Tim prépare minutieusement son suicide. Il veut se tuer au même endroit et de la même façon que ses trois amis. Et il compte bien entraîner Kyle avec lui. Mais voilà que Marco, Danielle et Toe, réapparaissent sous une forme inattendue. Devenus de purs esprits, des présences fantomatiques mais bien réelles, ils reviennent hanter la petite ville d'Avon. Leur mission : empêcher Tim de mettre son plan à exécution…

Avec un argument pareil, on pourrait rapidement sombrer dans une histoire de fantômes comme on en a lu mille fois (et dans le genre, difficile de faire mieux que l'excellent Ghost story de Peter Straub). Mais Stewart O'Nan a du talent. Beaucoup. Il sait choisir un traitement original et convaincant : toute l'histoire nous est racontée par Marco, l'un des trois adolescents morts. Et son récit des évènements est sans cesse entrecoupé et complété par les commentaires des deux autres fantômes : ceux de Danielle, compassionnels et nostalgiques, et ceux de Toe, ironiques, distanciés, souvent cyniques. Ce qui donne aussitôt au roman une tonalité unique, entre légèreté et gravité. On s'attache d'ailleurs immédiatement à ce trio infernal, à ces trois êtres figés, piégés malgré eux dans une adolescence éternelle, mais qui continuent pourtant à vivre et à grandir par procuration. Car en devenant fantômes, ils sont aussi devenus les témoins involontaires de la vie privée des habitants d'Avron, à commencer par celle de leurs propres parents. Et bien sûr, Stewart O'Nan en profite au passage pour nous montrer la face cachée de l'American way of life, ce qui se passe dans l'intimité de chaque maison, une fois que les portes se ferment et que les masques tombent. Qui est réellement vivant, qui est réellement mort, et qui va mourir pendant cette nuit d'Halloween ? La fatalité, le hasard, la vie, la mort, la culpabilité… Sous son apparente simplicité, l'intrigue est d'une richesse thématique étonnante. On comprend alors très vite que Le Pays des ténèbres est bien plus à lire comme un conte, une fable crépusculaire, quelque part entre Charles Dickens et Stephen King. Car même si le roman est dédié à Ray Bradbury, c'est bien plutôt au roi King qu'on pense. Stewart O'Nan nous décrit la vie quotidienne des habitants d'Avron, comme King nous décrirait celle d'une petite ville du Maine. Mais là où King multiplierait les personnages, O'Nan focalise tout son récit sur un petit groupe de personnes qui ont toutes un lien direct avec l'accident : Tim, Kyle, la mère de Kyle, et Brooks, un policier qui semble avoir sa part de responsabilité dans la mort des trois adolescents.

Stewart O'Nan reste pourtant à la lisière du fantastique. C'est à la fois la beauté et la limite du roman. On aurait aimé, par moments, qu'il accentue un peu plus cet aspect du récit. En tous cas, tel quel, Le Pays des ténèbres est une œuvre dense, marquante, et qui possède une vraie grâce. Un grand roman hanté, dans tous les sens du terme. Alors, si vous n'avez pas (ou plus) peur des fantômes, vous savez ce qui vous reste à faire…

Xavier BRUCE

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