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Les critiques de Bifrost

La nuit du Jabberwock

La nuit du Jabberwock

Fredric BROWN
RIVAGES
238pp - 7,65 €

Bifrost n° 40

Critique parue en octobre 2005 dans Bifrost n° 40

Si la vie du lecteur de S-F est plutôt fade en ce qui concerne l'inédit, force est d'admettre qu'il est largement abreuvé en matière de rééditions par des maisons comme Terre de brume. Il serait malséant de s'en plaindre quand Révolte sur la Lune de Heinlein suit Le Pays de la nuit de W. H. Hodgson et précède cette Nuit du Jabberwock.

Pourtant, La Nuit du Jabberwock n'est pas un roman de S-F. Ni fantastique, ni fantasy. Non. C'est un polar. Oh, bien sûr, pas un polar commun. Définitivement inapte pour TF1. La meilleure comparaison que l'on puisse à mon sens lui trouver est le film After Hours avec Griffin Dunne et Rosanna Arquette, sous-titré « Une Nuit de galère ». Le ton est différent et Fredric Brown, grand humoriste s'il en est, fait en quelque sorte l'impasse sur ce trait de son talent. Pas complètement toutefois, l'accumulation d'improbables péripéties assorties d'autant de retournements ne peut en fin de compte que prêter à sourire.

À Carmel City, Illinois, tout au fond de l'Amérique profonde, il ne se passe jamais rien, au grand dam de doc Stoeger, le rédacteur en chef de Bifrost du Clarion, l'hebdo local. Doc Stoeger donnerait n'importe quoi pour avoir, ne serait-ce qu'une seule fois dans sa carrière, de vraies nouvelles à publier dans son journal. Mais il ne se passe jamais rien à Carmel City… Même la vente de charité vient à faire défaut.

Alors, ce jeudi-là, le Clarion est prêt à être mis sous presse. Il est temps pour Doc Stoeger d'aller s'en jeter un en face, chez Smiley. Ainsi commence la nuit inénarrable. Le Clarion, déjà bien vide, va voir un à un ses papiers, déjà bien fades, annulés. Outre la vente de charité, le papier sur le divorce de Ralph Bonney, directeur de l'usine locale de feux d'artifice, doit être revu, car ce dernier n'est pas le salaud annoncé, et l'accident survenu dans ladite usine passé sous silence pour ne point causer de tort à la victime. Cette nuit-là, il y a bien un fou qui rode dans Carmel City, et il vient d'arriver quelque chose à Carl Trenholm, l'avocat ami de Doc. Mais il y a aussi deux très vilains gangsters qui déambulent en ville… Et il y a quelqu'un qui s'introduit dans la banque du rigide Clyde Andrews. N'écoutant que son courage, Doc Stoeger estourbit l'intrus, qui n'est autre que le fils du propriétaire… Impossible à passer dans le Clarion, alors autant retourner boire un coup chez Smiley. Par malchance, les deux affreux malfrats ont eu la même idée et n'apprécient que fort modérément d'avoir été reconnus par Stoeger. Aussi emmènent-ils Doc et Smiley pour une dernière balade dans les collines. Dernières pour les deux tristes sires. Doc peut enfin rentrer chez lui, où l'attend Yehudi Smith, présumé fou évadé et fondu de Lewis Caroll — on y vient, au Jabberwock — rencontré précédemment dans la soirée. Une chance : il n'est pas encore trop tard pour se rendre à la réunion nocturne d'une société de fans d' « Alice » dans une maison supposée hantée au grenier de laquelle ils découvrent la table de verre qu'Alice avait elle-même trouvée dans le vestibule du terrier du lapin blanc. Yehudi Smith prend la fiole marquée « Buvez-moi » et tombe raide mort. Doc Stoeger signale le décès au shérif Kates, qui le déteste, mais, tandis que le corps de Smith a disparu, Kates retrouve ceux de Ralph Bonney et de Miles Harrisson, son adjoint, dans le coffre de la voiture de Stoeger… Il est vrai que l'alcool permet de voir les choses avec un certain décalage, d'autant qu'une imagination fertile…

Bref… Si l'on amène un bon suspect à avoir une défense absurde, il fera un parfait coupable, n'est-il pas vrai ? C'est sur ce raisonnement que compte l'assassin, que je vous laisserai découvrir par vous-même, ainsi que son mobile.

Voilà un remarquable polar où l'imagination crépite à toutes les pages, où les personnages, à défaut d'une réelle profondeur psychologique, ont une existence intense. Jamais on n'y croit un seul instant, et pourtant on ne marche pas, on court, on fonce… pour finir par retomber sur ses pattes, comme Doc, un peu étourdi, des étincelles plein les yeux après cette pyrotechnie issue tout droit du département des chandelles romaines. À lire ou à relire absolument, en laissant bourniffler les verchons fourgus…

Jean-Pierre LION

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