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Les critiques de Bifrost

La Machine à différences

La Machine à différences

William GIBSON, Bruce STERLING
ROBERT LAFFONT
454pp - 23,00 €

Bifrost n° 60

Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60

Quand deux monstres sacrés du cyberpunk unissent leur force, on peut légitimement s’attendre à quelque chose de marquant. Paru à l’origine en 1991, le mythique La Machine à différence bénéficie aujourd’hui d’une réédition chez « Ailleurs & Demain », sous une couverture argentée du plus bel effet. De quoi réconcilier anciens et modernes.

Si Gibson et Sterling cohabitent avec talent, force est de reconnaître qu’ils ne se limitent pas à leurs délires habituels. Ici, le cyber passe surtout par le steam et l’uchronique. Et la S-F en ressort gagnante. Preuve que deux et deux font cinq et que le tout est supérieur à la somme des parties. Bâti sur un postulat rigoureux, La Machine à différence relate une double révolution, industrielle et informatique. Dans l’Angleterre du milieu du XIXe siècle, un homme met au point une sorte d’ordinateur — la machine à différence du titre — qui précipite le Royaume-Uni vers quelque chose d’inédit. Enorme assemblage complexe mû par la vapeur et capable de traiter l’information via un système de cartes perforées, cette machine se transforme en enjeu national, voire mondial, dans un contexte où l’impérialisme britannique ne connaît presque plus de limites. Mais si le décor revisite les codes uchroniques habituels (avec personnages historiques bien réels décrits sous un jour nouveau, de Byron à Keats en passant par quelques autres — plus surprenants), Sterling et Gibson n’en font pas une fin en soi. Certes, leur Angleterre mérite à elle seule un roman, mais sans personnages, l’histoire ne serait rien d’autre qu’une gentille promenade touristique. En s’attachant à l’humain aux prises avec un monde changeant, les deux auteurs fabriquent l’essence de leur roman et lui procurent sa teinte si particulière. La formule est reprise avec succès par un certain Robert Charles Wilson qui a démarré — ah tiens — avec le cyberpunk (il suffit de lire Ange Mémoire pour s’en convaincre, même si ça ne retire rien à sa profonde originalité). Intrigue compliquée mais solide, sombres complots, luttes sociales, rien ne manque au roman. L’histoire se découpe en trois parties bien distinctes, ce qui facilite sans doute la lecture mais affadit également l’ensemble, défaut non rédhibitoire tant le texte tient la route. On suit les aventures d’une prostituée pas comme les autres (fille d’un dissident), d’un espion au service de Sa Majesté, d’un paléontologue de retour du Nouveau Monde (jamais émancipé de l’Empire, évidemment) aux prises avec une embrouille d’envergure cosmique, sans oublier quelques personnages secondaires remarquablement campés. Si le roman peut se lire comme un thriller uchronique impeccablement mené, le fond est plus sombre. En bons adeptes d’Orwell, Sterling et Gibson n’oublient pas l’essentiel : la société de contrôle se base sur le contrôle de l’information. Et l’information informatisée facilite justement le contrôle. Belle parabole sur nos sociétés paranoïaques et mise en place d’une nouvelle étiquette pour le moins curieuse dans le petit monde de l’imaginaire : le steampunk d’anticipation.

Patrick IMBERT

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