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Les critiques de Bifrost

La Fin de la vie (pour ce que nous en savons)

La Fin de la vie (pour ce que nous en savons)

Lucius SHEPARD
DENOËL
245pp - 9,75 €

Bifrost n° 51

Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51

[Critique commune à Le Chasseur de Jaguar et La fin de la vie.]

En 1987, la collection « Présence du Futur » publiait deux recueils regroupant l’essentiel des textes de Lucius Shepard parus depuis ses débuts d’écrivain professionnel. Composé d’une dizaine de nouvelles, ce double recueil demeure tout à fait caractéristique de la première période de production de l’auteur. Inscrivant sa littérature dans les pas des grandes figures de la littérature nord-américaine à la manière d’un Norman Mailer ou d’un Ernest Hemingway, Lucius Shepard est également l’héritier du réalisme magique cher à la littérature sud-américaine, tant son écriture mêle habilement fantastique et description d’un réel toujours très finement analysé.

De ses voyages (et plus globalement de ses expériences humaines), on l’a déjà dit et répété, Shepard a extrait un matériau d’une rare sincérité. D’ailleurs, un seul texte parmi les dix nouvelles proposées se déroule aux Etats-Unis. Dans « Comment chuchote et crie le vent à Madaket », un écrivain en crise est confronté, alors qu’il séjourne sur une petite île de la Côte Est, à un vent maléfique ; source à la fois d’inspiration et de tourments. Clin d’œil aux Oiseaux d’Hitchcock, ce texte de facture assez classique est en tous points efficace. Dans la veine sud-américaine, on retiendra particulièrement « Le Chasseur de jaguar », nouvelle dans laquelle un modeste paysan d’origine indienne part chasser le jaguar afin de payer les dettes contractées par sa femme. Parabole sur la nécessité impérative de renouer avec les valeurs traditionnelles, ce texte est également une réflexion aigre-douce sur le devenir du couple et la nécessité d’entretenir la flamme fragile de l’amour. Atmosphère étouffante, sensualité exacerbée, écriture limpide, authenticité et simplicité du discours… un régal. « Mengele » est également un récit percutant, qu’il ne faudrait cependant pas trop déflorer sous peine d’en éventer toute la saveur. Le titre est suffisamment explicite et recèle déjà une grande part d’horreur. « Salvador » est un texte charnière dans l’œuvre de Shepard. Dans cette nouvelle, un GI, perdu avec sa section en plein cœur de la forêt équatoriale, revit le traumatisme de la guerre du Vietnam. Rencontre, ou télescopage, des deux univers favoris de Lucius Shepard (le sud-est asiatique et l’Amérique du Sud), cette nouvelle concentre une grande partie des thématiques shepardiennes : le traumatisme du Vietnam, que l’écrivain n’a pas connu en tant que soldat mais qu’il a couvert comme journaliste freelance, l’atmosphère étouffante de la forêt équatoriale, que l’auteur utilise souvent dans ses récits, par ailleurs toujours engagés, en prise avec la réalité sociopolitique des pays qu’il décrit.

Direction les Caraïbes avec « Corail noir » et « Le Conte du voyageur ». Dans le premier texte, un vétéran du Vietnam, exilé sur une petite île des Antilles, perd pied peu à peu avec la réalité après avoir fumé de ce fameux corail noir dont les autochtones sont friands. Une nouvelle tenue à bout de bras par le personnage principal (parfaitement insupportable). La chute est un vrai régal. « Le Conte du voyageur » est également l’un des grands moments de lecture de ce double recueil. Un Américain, qui vit une paisible retraite sur une petite île de la mer des Caraïbes, croise le chemin d’une entité extraterrestre exilée sur Terre depuis plusieurs décennies à la suite du crash de son vaisseau. La grande force de Shepard est de faire de ce texte, au scénario digne d’une série Z, une nouvelle poignante, diffusant un spleen incroyable. Ceux qui ont lu Andrew Weiner pourront faire le parallèle avec l’excellent « Devenir indigène ».

Dans la poignée de nouvelles qui restent, on passera rapidement sur « La Nuit du bhairab blanc », dans laquelle un hippie patenté, exilé au Népal, est confronté à quelques esprits plus ou moins maléfiques, pour se concentrer sur « Leçon espagnole » et « L’Homme qui peignit le dragon Griaule ». Dans la première, un jeune Américain, qui se pique de devenir écrivain et s’initie à la vie de bohème sur la côte espagnole, fait la rencontre d’un couple étrange qui semble sortir tout droit d’une dimension parallèle. Leur histoire, triste et pathétique, bouleversera sa conception de la vie. Dans la seconde, Shepard flirte avec la fantasy, un genre qu’il ne pratique guère et qui pourtant lui réussit fort bien. L’auteur nous entraîne dans une contrée entièrement imaginaire où repose un dragon géant. L’animal se fond avec le paysage dans un processus de fusion qui dure depuis plusieurs siècles déjà, à tel point que les hommes ont élu domicile sur son dos et qu’un véritable écosystème s’est développé en symbiose avec son corps. Jusqu’au jour où les hommes projettent de se débarrasser de l’encombrant dragon. Le projet n’est rien moins que de peindre Griaule, afin de l’empoisonner progressivement grâce aux substances contenues dans la peinture. Assez éloigné de l’univers habituel de Shepard, mais pas forcément de ses thématiques favorites, ce texte d’une rare beauté diffuse une mélancolie indescriptible.

Qualité d’écriture et authenticité sont les maîtres mots de la prose shepardienne. L’écriture est souple, fluide, élégante, d’une grande richesse lexicale, à mille lieux des techniques enseignées dans les ateliers d’écriture américains, étape par laquelle l’auteur est pourtant passé. C’est beau, efficace, imagé. Lorsque Shepard écrit, l’imaginaire de l’auteur s’impose avec une grande netteté, le parfum d’une fleur vous envahit, la beauté d’un paysage vous transperce, et lorsque ça saigne vous percevez avec acuité la douleur. Rares sont les auteurs à disposer d’une telle plume, dans les mauvais genres aussi bien qu’en littérature générale. Quel regret que Lucius Shepard ne soit pas davantage réédité.

Emmanuel LORENZI

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