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Les critiques de Bifrost

Fahrenheit 451 - Chroniques martiennes - Les pommes d'or du soleil

Fahrenheit 451 - Chroniques martiennes - Les pommes d'or du soleil

Ray BRADBURY
DENOËL
752pp - 29,00 €

Bifrost n° 50

Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50

Fahrenheit 451. Un nom, un nombre. Une ombre sur un pan de ma mémoire, projetée par l'éclat trop vif de la découverte. Des générations de lecteurs se sont ouvertes à la S-F en compagnie de Ray Bradbury. C'est mon cas. C'était il y a vingt ans. Je me souviens encore très précisément du jour où j'ai visionné, dans un état de quasi hypnose, l'adaptation cinématographique que François Truffaut avait faite du roman. J'ai dévoré tout Bradbury dans la foulée, ou presque. Je n'ai rien oublié, ou presque. C'est dire si la force de quelques images et de quelques idées peut marquer à jamais un imaginaire.

Maintenant, à vingt ans de distance, que reste-t-il de cet éblouissement primordial ?

On ouvre le livre, on passe l'introduction, les premières phrases envahissent le cerveau :

« Le plaisir d'incendier !
 Quel plaisir extraordinaire c'était de voir les choses se faire dévorer, de les voir noircir et se transformer.
Les poings serrés sur l'embout de cuivre, armé de ce python géant qui crachait son venin de pétrole sur le monde, il sentait le sang battre à ses tempes, et ses mains devenaient celles d'un prodigieux chef d'orchestre dirigeant toutes les symphonies en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonisées de l'Histoire. »

L'impression d'ensemble n'est pas différente. Toujours la même puissance d'évocation. L'histoire est pourtant d'une simplicité enfantine : il était une fois un monde tourné vers un idéal d'égalité totalitaire, de bonheur propre et de paix lénifiante. Babel écroulée dans sa fosse. L'hiver de la marchandise a figé les êtres dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes, a réduit la pensée et la vie à une somme de réflexes. Parce qu'ils incarnent une certaine variété, les livres représentent un danger — donc un délit. La mission de Guy Montag, pompier, est de punir ce délit par le feu. Mais voilà : Montag éprouve pour les livres et pour le feu une égale fascination. Les uns finissent par remplir le vide que l'autre creuse, ce qui provoque la perte du pompier. Dénoncé par son collègue Beatty, qu'il affronte dans un face à face stupéfiant, il se rend compte alors qu'un excès d'amour, comme de haine, peut déclencher l'ecpyrose. Dès lors ravalé au rang de criminel et impitoyablement traqué, il s'enfuit hors de la ville, où il finit par rejoindre d'autres bannis, des Prométhées modernes ayant sacrifié leur confort en échange de la liberté, des porteurs d'une lumière nouvelle. Ici, au cœur des ténèbres de la nature, on brûle et on renaît ; ici le feu prend autant qu'il rend. Car ce n'est plus l'élément avide qu'a connu le pompier, mais celui, plus doux, plus chaleureux, plus brillant que dispense l'amour de la littérature.

Le roman trouve un écho curieux dans « Usher II », une des nouvelles qui composent les Chroniques martiennes : le protagoniste principal tente de faire revivre sur Mars toutes les fantaisies imaginaires de l'ancienne Terre, au cours d'une mise en scène macabre et au grand dam de la police des mœurs locale. Entre roman et succession de tableaux surréalistes, les Chroniques martiennes racontent la conquête, la lente colonisation, puis l'abandon d'une Terra incognita aussi captivante qu'impossible. Les premiers récits (« Les Hommes de la Terre », « La Troisième expédition ») décrivent comment plusieurs expéditions humaines sont contrecarrées par les étranges aptitudes des autochtones. Les textes suivants, qui relatent l'expansion des colonies tandis que les derniers natifs disparaissent mystérieusement, mettent l'accent sur l'incommunicabilité entre les êtres d'espèces différentes. Les héros ordinaires en sont des missionnaires, des travailleurs ou des martiens aux formes hétéroclites (« Les Ballons de feu »). À cause de la guerre, les colons finissent par repartir sur la Terre. Mars est désertée et retourne à sa poussière : occasion pour l'auteur de livrer ses pages les plus émouvantes, les plus poétiques (« Pique-nique dans un million d'années »). Comme Bradbury le dit lui-même en introduction, les Chroniques martiennes ne constituent pas un roman de S-F. Tout juste une restitution personnelle des grands mythes de l'humanité, éclairée par une sorte d'esprit pionnier propre aux écrivains américains, sur une planète rouge qui ne fut et ne sera jamais.

Le sommaire des Pommes d'or du soleil, recueil de 1953, rassemble une quinzaine de textes témoignant d'un bel éclectisme littéraire. On passe de récits futuristes d'inspiration plutôt classique (les voyageurs temporels d' « Un coup de tonnerre ») à d'autres relevant du genre fantasy ou teintés d'un fantastique bon teint, de la parabole à la pochade. Les récits les plus marquants prennent pour cadre l'Amérique des années 40-50 et mettent en scène la vie des gens ordinaires (« Les Noirs et les blancs », « La Prairie »). Bradbury y décline ses thèmes de prédilection : la solitude de l'individu face aux systèmes, la distance irréductible qui séparent les êtres, l'absurdité du monde moderne livré à la technique et à ses avatars.

On ne lit pas Bradbury de la même façon à douze ans qu'à trente ans. Il y a pourtant dans ces trois ouvrages un noyau insécable de fraîcheur, quelque chose qui résiste au passage du temps. Il importe peu que l'Amérique, Mars ou l'Ailleurs soient les théâtres où se jouent ces drames brefs. Ce qui importe, c'est qu'avec tous ces mondes on fasse des contrées et des langues, avec la métaphore du sens, avec les plaines rouges des champs d'amour ou de batailles, avec les gestes des mythes et cette forme sophistiquée du mythe qu'est l'histoire. Que les choses du passé, du présent, du futur se consument dans les flammes de la fiction, et que pourtant dans ce creuset la vie finisse par ressurgir, garante de la destinée et de la liberté humaine.

Ce peu de vérité mortelle, ce feu qui couve sous la cendre de l'écrit — la beauté chétive de l'une et la splendeur impassible de l'autre — n'appartiennent ni au passé ni au présent ni au futur, mais à l'éternité. Parce que les mythes et l'auteur qui les véhiculent sont éternels.

Sam LERMITE

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