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Les critiques de Bifrost

Déjeuners d'affaires avec l'Antéchrist

Déjeuners d'affaires avec l'Antéchrist

Michael MOORCOCK
DENOËL
336pp - 19,25 €

Bifrost n° 31

Critique parue en juillet 2003 dans Bifrost n° 31

Michael Moorcock n'est pas un auteur de S-F. Il ne l'a jamais été. C'est un auteur de fantasy, peut-être même le plus grand, surtout lorsqu'il flirte avec cette littérature que l'on dit « générale ». La littérature « générale » underground, cela va de soi. Il réalise aujourd'hui l'harmonie du style, de la narration et de sa problématique qui gravite autour d'une même dimension métaphysique tout au long de son œuvre. Il est ainsi devenu l'auteur d'une gigantesque tapisserie littéraire qu'on appelle son « Multivers », une construction de plus en plus délibérée à laquelle il s'acharne à intégrer ses œuvres plus anciennes. Ses nouvelles s'inscrivent bien sûr dans ce cadre, au point que l'on s'interroge sur leur perception en dehors de celui-ci. De plus en plus, ces textes courts m'apparaissent comme les détails d'un plus vaste tableau. Les détails, vous savez, ces endroits où gît le Diable…

Moorcock a beaucoup évolué au cours de sa carrière, mais sans jamais amorcer la moindre rupture thématique. Elric et ses divers avatars étaient faibles et violents ; aussi éloignés de la brute sans états d'âme qu'est le Conan de Robert E. Howard que du courage pacifique du Frodon Saquet de J.R.R.Tolkien. Elric n'a pas la force de résister à la tentation qui le délivrerait du mal. Et au mal s'adonne-t-il donc au prix du remords et de la nostalgie, nostalgie omniprésente dans ce recueil. Anti-héros par excellence, Elric s'inscrit dans l'imagerie du vampire, figure archétypale de l'hystérique où son épée phallique lui sert avant tout à pénétrer amis et amours. La famille von Bek, qui sert de fil rouge aux textes présentés ici, est moins radicale, plus ambiguë. Elle correspond à des textes plus récents et à un stade plus évolué de l'élaboration du Multivers. Les personnages y sont en apparence plus passifs, mais finalement moins impuissants. Des contemplatifs, dirons-nous. Qui ne se contentent pas de traverser le monde sans le voir mais le regardent pour y découvrir leurs faiblesses, qu'à la différence d'Elric ils acceptent, transcendant la résignation pour, peut-être, la sérénité. La lignée von Bek est l'héroïne de la maturité avec ce qu'elle peut compter de nostalgie.

Une autre manière d'aborder Moorcock consiste à considérer ses textes comme de la S-F quand bien même ils auraient l'apparence de la fantasy. D'après la quatrième de couverture — enfin autre chose qu'un panégyrique gonflé et gonflant jusqu'au grotesque — due à l'auteur (ceci expliquant cela) les von Bek ont vocation à chercher le Graal. Si Ulrich l'aîné trouva dans Le Chien de guerre et la douleur du monde (l'Atalante) le calice qui recueillit le sang du Christ, les autres le recherchèrent sous une forme plus métaphorique — métaphore de la métaphore, négation du négatif —, Marjorie Begg (« L'Amiral Hiver »), trouvera son émerveillement dans un superbe papillon, tout simplement, comme un gosse encore capable de s'esbaudir des splendeurs de la nature…

Peut-être parce qu'elle traite explicitement du rock'n'roll, « Un Chanteur mort » est, en France du moins, l'une des nouvelles les plus connues de Moorcock. Jimi Hendrix est-il un Graal ? Sa musique ? Ce qu'elle a pu véhiculer ? Dans ce texte, le plus ancien du recueil, Hendrix, à l'instar du Christ, est revenu mais dans un monde, le nôtre, qui n'est plus prêt à l'accueillir. Un monde où il n'a plus sa place. Un texte empreint de la nostalgie du flower power qui, en '74, s'est déjà bien flétri, refluant devant l'entropie qui s'accroît. La nouvelle a été modifiée pour se rattacher à la lignée des von Bek. Ainsi, le Shakey Mo de la version du “ Livre d'Or ” (Pocket) est-il ici devenu Mo Beck. Cela apporte-t-il vraiment quelque chose au texte ?

Autre texte non inédit en français, « Incursion au Cambodge » me semble le plus difficile à inscrire dans la thématique du recueil. Naguère publié sous le titre « La Traversée du Cambodge » dans l'anthologie de Maxim Jakubowski Vingt maisons du Zodiaque, puis dans le recueil Souvenirs de la troisième Guerre Mondiale, on y suit l'officier politique russe d'une troupe de cavaliers cosaques engagée au Cambodge. Moorcock propose là une image du monde issue de son Multivers, une histoire alternative qui ne sera jamais où le « Grand Jeu » se serait poursuivi à la place de la Guerre Froide. Une forme de Graal peut ici gésir dans la rupture avec les valeurs militaires d'honneur, d'obéissance aveugle aux ordres et de sauvagerie, rupture pouvant apparaître lorsqu'un individu fait le choix de vivre.

Résolument underground, « Le Général opium » relève de la littérature générale. Ici, à travers le regard de sa copine, on voit un mec « passer de l'autre côté ». Grâce à (ou à cause de) la dope, il dérape et barre dans les décors. Il perd la réalité pour ne plus percevoir le monde qu'à travers une grille paranoïaque de pensée militaire, à moins que ce ne soit la réalité qui l'ait perdu.

Comme d'autres, le Bek de « La Roue de la Fortune » est à côté d'événements qui lui reviennent par la bande. Il les observe, de loin, on les lui raconte. Il a une vue distanciée sur le monde en marche, sur l'entropie qui augmente — c'est le leitmotiv de toute l'œuvre moorcockienne. Sans qu'il soit pour autant insensible ni froid, le monde n'a guère de prise sur lui ; il semble plus désabusé que cynique. Ici encore, ces événements apparaissent comme les marques du monde de naguère qui s'estompe, un monde moins ordonné mais plus harmonieux, moins tiré au cordeau. « La Roue de la Fortune » se nourrit d'un étrange cocktail de nostalgie et de fatalisme qui fait rempart à la tentation nihiliste. Deux éléments que l'on retrouvera dans les deux derniers récits de ce recueil.

Dans « Tête à tête avec l'Antéchrist » — un titre bien meilleur que celui du recueil, ces repas étant tout ce que l'on veut, sauf des déjeuners d'affaires — , on assiste à la mise en abîme de la prise de recul. Le narrateur est admiratif devant Edwin Begg qui, à force de recevoir des coups sur les doigts, s'est retiré au Sporting Club Square, qu'il regarde avec nostalgie se faire ravager par l'ambition d'un neveu sans scrupule. Cet Antéchrist de Clapham n'a rien de sulfureux. Il a bien vécu une expérience mystique, peut-être illusoire mais néanmoins marquante, et s'apparente davantage à un saint homme, dont l'Église n'a que faire, qu'à un démon. Le public se désintéresse d'ailleurs de lui dès qu'il comprend que l'homme n'a rien de maléfique. « Notre imagination est notre bien le plus précieux. Nous lui devons notre sens moral. » (p.140) C'est à cette réflexion capitale qui, littéralement, résume l'œuvre de Moorcock, que conduisent les descriptions de fantaisies architecturales du square. Peu importe que l'on apprécie pourvu que soit préservée l'originalité. Dans ce texte aussi beau que politique, Moorcock plaide pour que l'on laisse un peu de fantaisie — voilà pourquoi il est un écrivain de fantasy — en ce bas monde. Il ne demande rien de plus. Mais l'avantage de cette revendication face aux grandes envolées sur la Liberté est qu'on ne saurait la lui refuser sans s'afficher ouvertement totalitaire. Il s'inquiète de voir les libertés — de penser, de rêver, entre autres — passées au crible toujours plus fin d'une réalité davantage contrôlée.

« La Bourse du Caire » fait figure d'exception dans l'œuvre de Moorcock. C'est un récit inscrit dans le futur proche. Autrement dit, de la S-F. Mais, s'il y a au cœur de ce récit une histoire d'abduction extraterrestre, il ne s'en inscrit pas moins dans la thématique globale cher à l'auteur. Paul von Bek cherche sa sœur, Béatrice (peut-être une allusion à celle qui fut la secrétaire de Gide), en Egypte, à Assouan. La civilisation technocratique implose lentement — il a fallu installer des abreuvoirs à chevaux dans les rues de Londres — et si c'est un problème ce n'est pas forcément plus mal. « La Bourse du Caire » semble s'inscrire dans la veine du récit soucoupiste car il y a là matière à trouver le Graal, un sens à l'existence, l'Amour peut-être. Béatrice a connu un E.T. dont elle est tombée amoureuse et ils ont commis « le péché de la chair » qui a valu a cette nouvelle Eve d'être à son tour chassée d'un paradis « céleste ». Peu importe alors que cette expérience soit réelle ou simplement fantasmée, la question étant de savoir quelle est sa place en ce monde.

Les récits les plus anciens de ce recueil, déjà connus en français, « Un Chanteur mort » (1974) et « Incursion au Cambodge » (1980), sont à peine moins proches de la littérature générale que les inédits plus récents. L'écriture est remarquable, notamment les descriptions qui impliquent la distanciation inhérente à l'œuvre récente de Michael Moorcock, et l'ensemble parfaitement cohérent. À lire Moorcock, il faut avant tout se garder d'une tentation : celle de voir en lui un nostalgique de l'Empire britannique et de la période victorienne. S'il est nostalgique, c'est d'époques où la place de la fantaisie était plus importante, qu'il s'agisse du règne de Victoria ou du Swinging London cher à Jerry Cornelius. D'époques où davantage de place était concédée à l'humain. Ce qui explique que les personnages moorcockiens n'appartiennent pour ainsi dire jamais à la paysannerie ou au prolétariat, car ces classes n'ont à proprement parler jamais eu l'occasion de vivre et moins encore d'être libres. Cela ne signifie nullement que les aspirations moorcockiennes ne leurs soient extensibles, mais que leurs mises en scène ne sont guère propices à la thématique centrale de l'auteur. L'imagination, la fantaisie nécessitent un peu de culture : il faut pouvoir y accéder…

Jean-Pierre LION

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